:storyblue: ☆ Entre deux étoiles ☆ 🇬🇫 :can:

OMG :broken_heart:

L’ambiance est pesante tandis que nous quittons pour la dernière fois notre vestiaire, douchés et rhabillés, et que nous empruntons les ascenseurs qui nous mènent au parking souterrain du McDonald’s Stadium, nos sacs de sport à la main. Nos blondes nous attendent, formant un amas devant notre bus. Leurs applaudissements résonnent sous le plafond bétonné, ce qui eut le mérite de nous redonner le sourire. La première lame de déception est passée, mais on fait toujours la gueule ; on se remet pas d’une finale perdue en une heure. Dans quelques mois ou quelques années, sans doute qu’on réalisera ce qu’on a accompli, mais pour le moment, nos visages sont encore marqués par la tristesse. La Fédé a veillé à garder nos copines pas trop loin pendant toute la compétition. Maigre consolation. Au moins, elles nous remonteront le moral ce soir. Pourtant, je ne vois pas Céleste. Je m’en inquiète auprès de Jerry, le mec en charge de la logistique :

-Elle n’était pas là au moment du départ et elle ne répondait pas aux messages. On s’est dit qu’elle avait dû venir au stade par ses propres moyens.

Je m’en étonnais à peine ; elle avait été distante toute la compétition. Au fil des pérégrinations de l’équipe à travers l’Amérique du Nord, elle était souvent sortie se promener seule, « pour découvrir le coin », qu’elle disait. Elle avait souvent refusé que je l’accompagne. Je sentais bien que quelque chose la troublait. J’ai essayé de lui en parler, mais elle m’a dit à demi-mot que tout allait bien, comme si elle n’avait pas le courage d’affronter mon regard. Elle est chanteuse dans un groupe et elle commence à réussir à en vivre, mais vu qu’elle habite en France et qu’ils sont tout le temps en tournée, on se voit pas souvent. J’ai peur que la distance que les années ont mises entre nous ne commence à avoir raison de notre relation.

J’ai donc dû affronter une autre déception : celle de me retrouver seul. Autour de moi, les couples s’embrassaient. Déjà, ce qu’il s’était passé sur le rectangle vert appartenait au passé. Je pense même que j’ai été le seul agacé lorsque les Brésiliens ont à leur tour bruyamment débarqué dans le parking, la coupe dans les mains, montant en vitesse dans leur bus stationné derrière le nôtre pour aller dignement fêter leur victoire dans une boîte branchée de la ville. À 30 secondes près, on aurait été à leur place.

Au moment de monter dans le bus, mon cellulaire vibra dans ma poche. Je découvris un énigmatique message de Céleste :

Rejoins-moi à Hollywood Sign

-Jerry, je vais pas rentrer avec vous.
-T’es-tu correc’, Nolan ?
-Ouais, t’en fais pas, je vous retrouve demain.
-Sois pas en retard, notre avion part à 16h.

Je lui fis signe que j’avais compris et descendis du bus. Je quittais le parking à pied, tête baissée, ma capugoule me cachant le visage. Bien m’en a pris puisqu’une couple de journalistes attendait à l’extérieur.

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Ils m’ont regardé passer avec curiosité, quelques flashs crépitèrent, mais comme il y a une règle tacite qui dit qu’on n’a pas le droit d’arrêter un joueur en capugoule, ils m’ont foutu la paix. Avec la surmédiatisation exponentielle des dernières années, quasiment toutes les équipes ont adopté ce concept de la capugoule, l’astucieuse combinaison d’une capuche et d’une cagoule intégrée à nos vestes, pour permettre aux joueurs de passer devant les journalistes sans être reconnus. Tout le monde ne s’en sert pas, certains aiment être reconnus, être arrêtés pour répondre à une interview ; pour certains, tout est bon à prendre pour être sous les projecteurs.

J’ai marché quelques centaines de mètres pour être sûr d’être tranquille, j’ai enlevé ma capugoule, et j’ai stoppé un taxi au premier feu rouge. Le chauffeur ne m’a pas reconnu. C’est l’avantage d’être en Amérique du Nord : on peut être une star du soccer qu’on sera toujours un anonyme pour le commun des gens. Après une grosse demi-heure de route dans le silence, il m’a déposé sur les hauteurs de Los Angeles.

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J’admire un moment les lumières de la ville, les hauts immeubles du downtown , obstruées par l’éclairage puissant dirigé vers les lettres géantes en contrebas. Une silhouette noire est assise sur un banc, embrassant le paysage du regard. Sans un mot, je m’assois à côté d’elle. Je le sens, l’heure est grave.

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Un long silence s’installa entre nous. Après une minute, je décide de le briser :

-T’étais pas au match ?
-Non… je voulais te parler.

Elle ouvrit la bouche comme pour parler. La referma. Elle n’osait pas se lancer. Puis finalement :

-Je sais que tu m’as trompée.

Voilà. C’était sûr qu’elle allait finir par le savoir. Je ne pensais même pas à le nier. Au point où j’en étais, autant jouer franc-jeu.

-Comment tu l’as appris ?
-Manon m’a contacté sur Facebook il y a quelques mois. Elle m’a trouvé je sais pas comment et elle m’a tout raconté.
-Ouais, bon, c’est vrai, qu’est-ce que tu veux que je te dises d’autre ? C’est arrivé qu’une seule fois…
-Moi aussi, je suis avec quelqu’un d’autre.

Cette phrase eut l’effet d’un cataclysme. Céleste me trompe ? Ça, je m’y attendais pas. Un instant, je déculpabilisais. Mais très vite, la réalité reprit le dessus.

-Je le connais ?
-C’est le batteur du groupe. Jérémy. Lui aussi était à l’Externat. Je sais pas si tu vois qui c’est. On était tous les deux au club de théâtre.

Bien sûr que je vois. Je ne le connais pas personnellement, mais je me souviens très bien de ce mec et de sa tête de petit con, lui que j’ai surpris une paire de fois à lancer un regard appuyés en direction de Céleste, et qui jouait encore aux cartes Yu-Gi-Yoh à la récré.

-Ça fait combien de temps ?
-Je sais pas… je dirais que ça a commencé à l’automne dernier ? La première fois que c’est arrivé, c’était une erreur et je m’en suis voulu. Puis une chose en entraînant une autre, je me suis demandé si je t’aimais toujours. Je savais pas quoi faire. Jérémy et moi, on a continué. Puis 6 mois plus tard, j’ai reçu les messages de Manon. Et là, j’ai compris qu’on était tous les deux allés voir ailleurs. J’ai compris que c’était fini.
-Ça veut dire que la dernière fois qu’on s’est vu… ?
-On était déjà ensemble lui et moi. Mais en secret. Et je savais pas encore pour toi et Manon. Donc j’ai pas voulu t’en parler. À ce moment, j’avais encore un peu d’espoir de pouvoir tout réparer, et de faire comme si ce n’était jamais arrivé.

Coup de massue.

-Je sais pas quoi te dire… je t’aime.
-Non, tu ne m’aimes plus. On se voit jamais, on se parle presque plus… J’ai l’impression de n’être qu’un personnage secondaire dans ton histoire.
-C’est faux, tu le sais. C’est juste que j’ai pas toujours le temps, je suis souvent en déplacement, pis avec le décalage horaire…
-Non, Nolan, arrête de te mentir à toi-même. C’est plus pareil entre nous.

Je baissais la tête. Le pire, c’est qu’elle a raison.

-Tu sais, Céleste, j’ai toujours pensé que la vie était une grande aventure en solitaire, tout en espérant rencontrer un jour la personne, la fille qui me ferait changer d’avis. Et pendant très longtemps, j’ai pensé que c’était toi, cette fille. T’as pas idée du mal que t’es en train de me faire.
-Ne le prends pas comme ça. Regarde-toi, tu as tout pour toi : tu es jeune, tu es beau, tu es riche, tu es footballeur… Sincèrement, t’es quelqu’un de super. Ne gâche pas tout ça pour moi, profite, trouve quelqu’un d’autre. Je suis sûre qu’il y a des milliers de filles biens qui rêvent de sortir avec toi. À commencer par Manon. J’ai l’impression que tu l’intéresse.
-Céleste, s’il te plaît, je viens de perdre une finale de Coupe du monde…
-Au revoir, Nolan.

Elle se leva et s’en alla.

-Céleste, attends !

Je la vis disparaître dans l’obscurité. Trop tard. Abattu, je chuchotais la dernière phrase que j’aurais voulu lui dire :

-Merci pour tout.

Une larme roula sur ma joue. 13 ans ensemble. Presque la moitié de nos vies. Et ça s’était fini en 5 minutes. Je levais le regard vers le ciel de Los Angeles. Masquées par le halo lumineux entourant la ville, les étoiles ont disparu.

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8 « J'aime »

Je descends les marches, mon casque audio sur les oreilles. L’atmosphère chaude et humide qui règne à l’extérieur contraste avec l’intérieur de notre car climatisé. À quelques mètres de nous, les gens se pressent contre les barrières pour tenter de capter un regard ou un signe de la main. On a beau être à l’extérieur, la célébrité, ça fait rêver les foules. Après tout, on a joué une finale de Coupe du monde il y a à peine plus de trois ans. Pourtant, dès que je surgis de derrière le car, l’ambiance change du tout au tout. La bonne humeur s’efface, et j’entends les sifflets, les grognements de la foule et quelques insultes par-dessus ma musique. Je vois que le public ne m’a pas oublié. J’m’en câlisse. C’est du passé, je suis au-dessus de tout ça, désormais. Sans un regard, je m’engouffre à l’intérieur du stade Edmard-Lama.

En cette soirée de printemps 2029, Remire-Montjoly va être le théâtre d’un match décisif pour la qualification à la Coupe du monde 2030, qui se tiendra en Uruguay et en Argentine. Le calcul est simple : un nul nous suffit pour nous qualifier. Mais il va falloir composer avec des Guyanais surmotivés à l’idée de qualifier la jeune nation pour la première fois de son histoire. On sait qu’on n’a rien à faire là, à jouer notre qualif sur la pelouse d’un stade qui se trouve presque dans la jungle. On se serait rendu la tâche tellement plus faciles si on n’avait pas, à l’image de nombreux finalistes, été victimes du syndrome post-Coupe du monde. Sans vraiment d’explication, l’équipe tourne beaucoup moins bien depuis quelques années, alors que l’effectif n’a pas beaucoup changé. Des divisions sont apparues, certains vieillissent. On n’est plus l’équipe qui a failli conquérir le monde. Moi-même, la réalité m’a rattrapé ; je suis à l’automne de ma carrière, et je sais que cette Coupe du monde, si on y va, sera ma dernière. Déjà.

L’échauffement s’est déroulé dans le calme, me laissant espérer que le match sera moins agité que je ne le craignais. Tandis que nous nous alignions dans le tunnel avant de rentrer sur la pelouse, je croisais un regard familier. Mélouga. Il était donc toujours là. Il avait troqué son short et ses sandales contre un costard-cravate à l’allure militaire qui lui donnait un air de dictateur. Vite, je détournais le regard. S’il y a une personne que je voulais éviter, c’est bien lui. Mais trop tard, il avait vu que je l’avais vu. Il s’approcha de moi et me glissa à l’oreille d’un air menaçant :

-Fais gaffe à ce que tu vas faire ce soir.

Il a failli m’arracher un rire. Sérieux, il croit que j’en ai encore peur, de ses menaces ?

-Je vais la détruire, ton équipe, en tabarnak !

La musique de la FIFA résonna, et nous sommes entrés sur le terrain.

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Sur la pelouse, avec le climat et le public hostile, l’atmosphère est étouffante. Depuis le temps, une deuxième tribune a été ajoutée, portant la capacité du stade à 10000 places. Ça fait plus de bruit, mais c’est bien loin d’être intimidant. Sitôt les hymnes finis, les tambours carnavalesques se mettent à résonner. Le match débute dans une ambiance électrique.

Je comprends très vite que cette game ne sera pas une partie de plaisir. Je suis sifflé par tous les spectateurs dès que je touche la balle, c’est une chose. Les plus virulents tentent même de me lancer des projectiles dès que j’approche un peu trop près de la ligne de touche. Heureusement, les tribunes sont séparées du terrain par la piste d’athlétisme, aucune chance que je sois touché. Mais visiblement, les joueurs ont reçu des consignes de Mélouga puisque j’avais droit à un traitement spécial de la part de mes adversaires, à base de tacles rudes et de coups de coude dans le dos de l’arbitre. La Guyane entière a décidé de me faire passer une mauvaise soirée. Surtout, ne pas se laisser sortir du match. Rester dans sa bulle. Mes coéquipiers viennent à ma rescousse. Les esprits s’échauffent, les cartons pleuvent.

Puis finalement, à la demi-heure de jeu, Phonzy déborde. D’une belle tête croisée, j’expédie son centre au fond des filets. La libération. Je cours vers la tribune la plus proche et je fais signe au public de se taire en mettant un doigt devant ma bouche. À la base, je m’étais promis de ne pas fêter mes buts de ce soir, mais puisqu’ils veulent la jouer comme ça, allons-y. Un supporter passe par-dessus les barrières pour tenter de traverser la piste d’athlétisme, mais il est vite remis à sa place par l’équipe de sécurité. Dans la tribune présidentielle, j’aperçois le regard noir de Mélouga.

Quelques minutes plus tard, je subis un nouveau tacle qui m’envoie au tapis. Trop c’est trop, je me relève et pousse mon adversaire, qui tombe à la renverse et se roule par terre en se tenant la tête comme si je venais de lui détruire le crâne. L’arbitre accourt et me montre un carton jaune. Je l’ignore et je me replace.

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Enfin, la mi-temps arrive. En m’engouffrant dans le tunnel, vigilant, j’évite les emballages de sandwich et le gobelet de soda lancé par un supporter furieux.

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Le match a repris comme il avait débuté. Nos adversaires étaient encore plus hargneux. Après seulement quelques minutes, le coach me fit passer le message qu’il allait bientôt me remplacer. Je poussais un soupir de soulagement ; bientôt la fin de ce calvaire. C’est un miracle que je ne sois pas encore blessé.

Un long ballon de Derek Cornelius fut dévié de la tête par Phonzy, à l’entrée de la surface. Le ballon passa miraculeusement entre deux défenseurs pour arriver au cœur de la surface. Pris d’une montée d’adrénaline, je me précipitais dessus. J’allais le reprendre, contourner le gardien qui sortait à sa rencontre. Je le déviais légèrement…avant de m’écrouler dans la surface, fauché par le portier. Je restais au sol, à brouter la pelouse en attendant le coup de sifflet de l’arbitre, qui n’arriva jamais. Le public approuva, j’étais en colère. Trop c’est trop. Je devais déverser toute la frustration accumulée au cours de ce match pourri. Le jeu avait déjà repris, l’arbitre ne me regardait même pas. Furieux, je me relevais et sprintais vers lui, sans même un regard sur le jeu.

-Eh, connard !

Il tourna la tête vers moi, je le bousculais brusquement. Il tomba à la renverse, et le public enragea. Encore par terre, l’homme en noir siffla pour arrêter le jeu. Je devais vraiment paraître fou furieux, car coéquipiers et adversaires durent s’y mettre à plusieurs pour me retenir et m’éloigner. Toujours enragé, je voyais vaguement les tribunes autour de moi, sans parvenir à revenir à la raison. Après quelques secondes de flottement, l’arbitre se releva et m’appela vers lui. Il mit la main dans la poche de son short et saisit un carton rouge.

Je lui lançais un regard noir et me dirigeait vers la sortie. J’aurais voulu partir la tête haute, mais je n’y parvins pas. À mesure que j’approchais de la ligne de touche, je pris conscience de ce que j’avais fait. Je venais de me faire expulser bêtement lors du dernier match officiel avant la Coupe du monde. Avec la suspension qui allait en découler, je n’allais pas la jouer. Les larmes montèrent aux yeux. Je venais de gâcher bêtement ma dernière chance de jouer la plus belle des compétitions. Approchant du tunnel, je captais le regard de Mélouga, qui m’attendait à l’entrée d’un air satisfait. Qu’est-ce que j’aurais aimé ça, lui mettre une droite. Au point où j’en était, ça n’avais plus vraiment d’importance. Avec son air arrogant, il me lança un « J’ai gagné » plein de mépris. Je courrais vers lui et lui enfonçait mon poing dans la figure, sous les cris outrés du public. Il tomba par terre, le nez en sang. Deux personnes arrivèrent à toute vitesse pour me retenir. Je me dégageais sans difficulté et rentrais au vestiaire.

Enfin seul, je pleurais de frustration, essayant de suivre la game en écoutant les réactions du public quelque part au-dessus de moi. On jouait les dernières minutes, j’entendais qu’il se passait quelque chose, dehors. J’entendais de la colère. Un angoissant moment plus tard, mes coéquipiers regagnèrent le vestiaire. Je n’avais même pas entendu les trois coups de sifflet. Ils m’expliquèrent que Phonzy, à l’entame du temps additionnel, avait inscrit un deuxième but, mettant fin aux derniers espoirs guyanais. Les supporters ont alors envahis le terrain, et l’arbitre a dû faire rentrer tout le monde aux vestiaires. Enfin en sécurité, les visages se décontractèrent, et nous avons sobrement fêté notre qualification pour la Coupe du monde. Mais je n’avais pas la tête à la fête. Au final, on va sûrement gagner le match sur tapis vert, mais vu la gravité de ce que j’ai fait, je n’échapperai pas à une sévère suspension. Ce soir, j’ai assassiné mon rêve.

8 « J'aime »

Toronto. Port-of-Spain. Paramaribo. Que des villes que j’ai déjà visitées. Des villes dans lesquelles je ne prends pas le temps de m’arrêter. L’avion décolle, je regarde les lumières par le hublot avec la nostalgie des temps passés. L’époque où je venais ici en touriste, seul ou avec les parents. L’époque où j’ai dû fuir l’Amérique du Sud à bord d’un vol vers Amsterdam.

La descente vers le Suriname. Le vert de la forêt tropicale. Le brun de l’océan. Déjà 24h que j’ai quitté Vancouver. Sitôt passés les contrôles douaniers, fixé d’un air suspicieux par un agent probablement corrompu qui se demande bien ce qu’un footballeur international canadien fait là, je me rends méconnaissable en posant sur mon nez mes Ray-Ban aux verres opaques et sur ma tête ma casquette des Canadiens de Montréal, dernier vestige d’une époque où je n’étais pas encore footballeur. Je suis ici incognito. J’ai même réussi à dégotter un faux passeport, au cas où. Je prends un taxi qui me dépose à Albina après deux heures sur une route traversant la forêt. Par précaution, je passerai la nuit de ce côté de la frontière, dans un hôtel miteux dont le gérant parle tout juste anglais.

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Le lendemain, à la première heure, je me rends au bord du Maroni. Alpagué par des traversiers, je propose 10$US à l’un d’eux pour qu’il me dépose au débarcadère le plus éloigné du poste de douanes. J’entre en Guyane comme j’en suis parti, clandestinement. Je ne pensais pas revenir de sitôt après la game avec le Canada il y a 6 mois, mais le destin en a décidé autrement.

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Tant bien que mal, je rallie Cayenne sur le pouce ; hors de question de prendre un taxi collectif, trop de monde, trop de risques d’être découvert. Je me fais passer pour William Gagnon, un touriste Québecois. Au barrage d’Iracoubo, je montre mes faux papiers sans enlever mes lunettes, la peur au ventre. Ça passe. Les heures passent, les kilomètres aussi, rythmés par les panneaux indiquant des villages aux noms familiers : Sinnamary, Kourou, Macouria… J’arrive à l’hôpital de Cayenne en début d’après-midi.

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Je donne un nom à l’accueil. On m’indique un numéro de chambre. Je me retrouve devant la porte ouverte, figé par la peur. Je pends mon courage à deux mains. Je prie pour qu’il n’y ai pas d’autres visiteurs à l’intérieur. Je rentre dans la chambre. Elle est seule. Allongée sur un lit, seul le haut de son corps dépassant d’un drap blanc. Des fils partent d’un peu partout sur son visage et ses bras, la relient à de drôles de machines qui font des bruits inquiétants. Ses yeux clos semblent destinés à ne jamais se rouvrir. Elle est pâle comme un linge. Elle est maigre. Elle semble fatiguée. J’arrive à temps; Céleste vit sans doute ses dernières heures.

J’ai appris la nouvelle un peu par hasard. Depuis qu’on a rompu, les seules nouvelles que j’ai proviennent des articles parlant de son groupe que j’arrive à trouver en ligne. Ils commencent à être rendus assez connus. Je m’en réjouissais pour eux. Jusqu’à ce que je lise cet article écrit sur un ton paniquant, il y a quelques jours, annonçant qu’elle souffrait d’un cancer en phase terminale. Sa santé s’était détériorée extrêmement rapidement, et elle avait décidé de revenir mourir sur sa terre natale. Sans moi, sans Jérémy, sans ses parents, morts depuis quelques années. Seule. S’il y a une personne qui ne méritait pas de finir comme ça, c’est bien elle.

Je m’assois sur une chaise à côté du lit. Je lui prends une main. Les larmes me montent aux yeux, songeant au fait que je suis en train de faire mes adieux à la femme de ma vie. Plus jamais je ne verrai ses jolis yeux noisettes. Plus jamais je ne verrai son sourire. Plus jamais elle ne m’adressera la parole. C’est la dernière fois que je la vois. Il n’y aura pas d’après. Pas d’autres souvenirs communs. Plus jamais on ne s’assoira ensemble pour regarder un coucher de soleil. Plus jamais on ne rira à la blague de l’autre. Plus jamais on ne s’embrassera. Il ne restera que des regrets. Que de vieux souvenirs poussiéreux, fantômes du passé. J’aimerais tant revenir à nos 15 ans, tout revivre en boucle à l’infini. Tout faire pour que ça ne se termine pas comme ça. Mais c’est trop tard. Je ne peux plus rien faire.

-Salut Céleste.

Les mots étaient sortis tous seuls de ma bouche. Elle ne m’entendrait probablement pas à travers son sommeil. Sans doute mes paroles se perdront-elles dans le vide. Mais je ne voulais pas partir sans lui adresser quelques mots.

-C’est moi, Nolan. Tu vas peut-être trouver ça con, mais j’ai traversé l’Amérique juste pour te voir une dernière fois. Parce que je t’aime. Je t’ai toujours aimé. Et même si ça s’est mal fini entre nous, je suis content d’avoir partagé ma vie avec toi pendant toutes ces années. J’ai jamais recroisé quelqu’un comme toi. T’es une fille en or. En tout cas, peut importe où tu vas être maintenant, sache que je continuerai de penser à toi. J’espère au moins que tu meurs heureuse. Que tu ne regrettes rien. Je suis sûr que t’as eu une belle vie, et tu méritais…

Les larmes m’empêchèrent de terminer ma phrase. J’éclatais en sanglots, incapable de finir. Je ne voulais pas partir. Mais je le devais. Je ne suis pas en sécurité, ici, et j’ai un avion à prendre demain soir. Deux jours de voyage pour 10 minutes avec elle. En guise d’adieux définitifs, je déposais un baiser sur son front.

-Je ne t’oublierai jamais.

Je lui lâchais la main, lui lançait un dernier regard, et m’en allait la tête basse, l’abandonnant dans les bras de la mort, la laissant seule, à jamais. Adieu, Céleste.

9 « J'aime »

Nelson Mandela a un jour dit « C’est quand on revient dans un endroit qui n’a pas changé qu’on réalise à quel point on a changé ». Marchant au bord de la route sous le ciel gris du mois de mars lorrain, je médite sur cette réflexion. Saint-Guichon semble resté bloqué dans les années 2000. Rien n’a changé depuis ma plus tendre enfance : la façade décrépie des maisons de la Grand Rue, le son des cloches de l’église… même les petits vieux que je croisais déjà quand j’avais 10 ans semblent immortels. Moi-même, je me sens comme un vieux. Mes genoux me font souffrir, marqués par le poids des années sur les terrains de l’Amérique, et j’ai parfois l’impression d’avoir le dos courbé par le poids des âges. Qu’il paraît loin, le temps de ma grandeur. Je n’ai pas encore 34 ans, mais j’ai l’impression que ma vie touche à sa fin. Je repasse devant le terrain de foot de mon enfance, ses vestiaires proches de la ruine, ses panneaux publicitaires usés, ses filets pendouillant lâchement aux poteaux rouillés, bien loin du glamour que j’ai pu connaître ces dernières années. Le temps est passé trop vite. Je n’ai pas pris le temps de profiter. Ça fait quoi, bientôt 20 ans que je suis parti ? J’ai arrêté de compter les années. Les jours se ressemblent tous, j’ai perdu le fil de mon existence. Je ne sais même pas ce qu’il se passe ailleurs, ce que deviennent mes anciens clubs, mes anciens coéquipiers. Je suis trop loin de tout ça, ça ne m’intéresse plus. Le plus grand rêve de ma vie étant à jamais perdu, ça n’avait pas d’intérêt de continuer. Autant prendre ma retraite et revenir ici en anonyme.

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Déjà 11h. Je tourne la clé de la porte du restaurant à poutines que j’ai ouvert il y a quelques mois. À l’intérieur, on sent toujours le doux fumet du mariage des frites, du fromage en grains et de la sauce brune. Les murs sont décorés de vieux souvenirs que je n’ose pas regarder trop longtemps : une photo de moi célébrant mon premier but avec la Guyane, mon sweat-shirt des Capitaines du Cégep de Matane, le chandail que je portais lors de la finale de 2026, celui que Phonzy m’a donné après un certain match de Gold Cup en 2017. Je m’en vais derrière le comptoir. J’allume les friteuses, je réapprovisionne le frigo, je fais un inventaire rapide des stocks. On est mardi, la journée va être tranquille. J’ouvre tous les jours parce que je n’ai de toute façon rien d’autre à faire, mais en-dehors des week-ends, où l’endroit devient prisé des familles, les clients se font rares. Pas grave, j’ai accumulé assez pour être tranquille jusqu’à la fin de ma vie. Je m’installe au comptoir et j’ouvre un livre que j’ai déjà lu une dizaine de fois, Journal des derniers hommes sur Terre , une fiction mettant en scène les six derniers survivants de l’humanité coincés dans une base abandonnée en Antarctique. D’une certaine façon, je comprends ce que c’est d’être à leur place, seul et loin de tout ce qui a un jour compté. J’aperçois du coin de l’œil une voiture se garer devant le restaurant. Il en sort deux hommes d’une quarantaine d’années aux allures de gens de passage, l’œil fatigué, les cheveux ébouriffés par un voyage qui n’a pas été de tout repos. Ils jettent un œil à la devanture, un autre à leur cellulaire, et poussent la porte, qui s’ouvre dans le tintement d’une clochette. Ils se dirigent d’un pas décidé vers le comptoir.

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-Bonjour messieurs, qu’est-ce que je vous sers ?
-Rien, merci, Mr Beauregard.

me répondent-ils dans un anglais de l’Ontario qui me ramène à mes plus belles années.
D’un coup, la mémoire me revient et je les reconnais. Je sais qui ils sont. Jake Frost et Paul Oliver, deux hommes à tout faire de Canada Soccer.

-Jake ? Paul ? How the fuck m’avez vous retrouvé ?
-PTracker.

dit Frost en me montrant l’écran de son Iphone X² 14 sur lequel figurait une carte de Saint-Guichon et un point rouge à l’emplacement du restaurant.

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-Hein ? Mais comment c’est possible ? J’ai pas de cell et j’ai même pas internet, ni Extraport !
-C’est une appli qui marche grâce à un algorithme qui fouille l’entièreté des données en ligne et qui recoupe les résultats en fonction de la date pour en déduire où se trouve quelqu’un à l’instant présent.

Tiens, ça me rappelle étrangement quelque chose…

-Putain d’époque, on est tellement tracé que même vivre en ermite n’est pas suffisant pour se cacher. Vous savez par qui ça a été conçu ?
-Par un certain Christophe Galliot. Le gars a fait fortune avec cette appli. D’ailleurs, je crois qu’il est Français…
-Ouais, j’ai entendu parler de lui. Et y’a pas des lois qui protègent contre ce genre de trucs ?
-Bah techniquement, l’application ne donne pas d’informations réelles, c’est juste basé sur des suppositions, donc…
-Ouais bon, j’m’en câlisse. Qu’est-ce que vous me voulez ?

Ils s’assirent sur les tabourets de cuir rouge. L’instant semblait grave. Ils se regardèrent, comme pour décider lequel devait prendre la parole en premier. Oliver se décida :

-Bon, on va pas y aller par quatre chemins ou par Trois-Rivières : on veut que tu réintègres l’équipe nationale.

J’éclatais de rire.

-C’est une blague ? Vous avez fait tout ce chemin pour me demander ça ? Hello, les amis, ça fait un an que j’ai pris ma retraite. J’ai mal aux genoux et j’ai pris du bide. Vous n’avez pas des vrais footballeurs, dans votre pays ?
-En fait, je t’explique : la génération dorée de 2026 a pris sa retraite, et on est en train d’en subir le contrecoup. On a une nouvelle génération pétrie de talent mais on leur a donné les commandes direct. Ils étaient pas prêts pour ça, et ils sont juste en train de foirer les éliminatoires pour la prochaine Coupe du monde.
-Ce dont ils ont besoin, c’est un taulier, un mec expérimenté pour les encadrer.
-Et pourquoi moi plutôt qu’un autre ?
-Parce que tu est toujours quelqu’un d’apprécié et de respecté au pays. Un footballeur charismatique, qui a marqué l’équipe par son talent pendant des années. Parce que t’as une belle histoire, et que les gens aiment ça.
-Et qu’est-ce qui vous fait croire que je vais vous aider ?
-Regarde autour de toi. C’est ça, la vie dont tu rêvais ? Gérer une poutinerie ?

Je haussais les épaules.

-Faut bien que je fasse quelque chose de mon après-carrière.
-Le Nolan que j’ai connu, il aurait sauté direct sur l’occasion, parce qu’il faisait tout pour réaliser ses rêves, peut importe le prix. Tout ce qu’on te demande, c’est un dernier tour de piste, et après, promis, tu n’entends plus jamais parler de nous.
-On te donne l’occasion de prendre ta revanche. T’as vraiment envie que ta carrière internationale se soit finie comme ça, sur un carton rouge en Guyane ? Tu veux vraiment que toi en train de bousculer un arbitre, ce soit la dernière image qu’on ait de toi sur un terrain de soccer ?
-Bon, admettons que j’accepte. Il se passe quoi ? J’ai pas touché un ballon depuis ma retraite.
-C’est pas un problème. On a plusieurs clubs prêts à t’accueillir. Tu y suivra un programme de remise en forme et tu seras incorporé à l’équipe pour retrouver ton football.

Ça aurait été facile de rester campé sur ma position et de leur dire non. Mais pour quoi ? Pour me retrouver seul à jamais avec encore plus de regrets ? Après tout, j’ai toujours regretté ma fin de carrière. Là, on me donne une toute dernière chance de jouer une Coupe du monde, de partir sur une bonne note. D’offrir à ma carrière une fin digne de ce nom. C’est vrai, je serais con de passer à côté de cette opportunité.

-Vous savez quoi ? Marché conclu.

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Du jour au lendemain, je me suis donc de nouveau retrouvé propulsé de ma petite vie d’anonyme jusque sous les spotlights. Une fois de plus. Le lendemain de la visite de Frost et Oliver, j’ai fait ma valise et laissé un mot sur la porte de la poutinerie pour indiquer la fermeture pour une durée indéterminée, me promettant de ne revenir qu’après avoir joué une dernière Coupe du monde.

Quelques jours plus tard, j’ai signé à l’Impact de Montréal, alors que la MLS venait de reprendre ses droits. Retour au Québec pour ma fin de carrière. J’ai effectivement eu la surprise de constater qu’on ne m’avait pas oublié, j’ai reçu de nombreux et chaleureux messages de bienvenue. J’ai même assisté à l’émergence d’un hashtag #ProjetBeauregard ; il était déjà de notoriété public que ma seule présence comptait dans un projet bien plus grand que moi. Personne à Canada Soccer n’a cherché à faire de secret : si je suis revenu aux affaires, c’est bien dans l’idée de mener le Canada à la Coupe du monde.

Après un intensif programme de remise en forme qui m’en a fait baver comme jamais, j’ai pu revenir à la compétition au mois de mai. Et pour le plus grand plaisir de tous, je n’avais rien perdu de mes qualités de buteur, devenant très vite l’idole du champêtre Stade Saputo. Par conséquent, comme prévu, j’ai très vite réintégré la sélection nationale.

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Là, ça a un peu été un choc : il n’y avait plus personne. Disparus, mes anciens coéquipiers, une génération entière balayée en quelques mois. Il n’y avait que trois survivants à cet hécatombe, Derek Cornelius, Ballou Tabla et Phonzy. On m’a confié le brassard de capitaine, et j’ai alors eu l’impression qu’on venait de me nommer moniteur de colonie de vacances. Face à moi, une bande de petits jeunes qui avaient le discernement et la maturité d’élèves du secondaire 3. Et comme dans toutes les gangs du genre, il y avait bien évidemment un meneur. Steve Tremblay. Du haut de ses 22 ans, cet attaquant du Borussia Mönchengladbach semblait déjà sûr d’être arrivé au bout du chemin. Il avait un melon pas possible et enchaînait les conneries, ne se remettait jamais en question et avait une fâcheuse tendance à marcher sur le terrain. Le problème, c’est qu’il était très bon. Il savait performer et avait toujours une réussite insolente quand il jouait, ce qui lui conférait une sorte d’immunité. Il se savait intouchable et il en profitait. Il atteignait souvent les limites sans toutefois les franchir. Jusqu’à ce jour.

C’était lors d’un déplacement important en Jamaïque, pour un match du dernier tour de qualifications. Je l’ai ramassé en train de fumer un pétard dans un club d’un quartier douteux de Kingston au milieu de la nuit. De retour à l’hôtel, lui et moi avons eu une conversation entre quatre yeux :

-Bon alors écoute-moi, je sais pas pour qui tu te prends, mais y’a pas la place pour des vedettes comme toi dans mon équipe. Y’en a marre de ton comportement de petit con arrogant. Je peux comprendre que tu ai pris le melon. Mais il n’y a pas que toi. Le soccer est un sport collectif, chaque joueur n’est qu’une pièce du puzzle, et si l’un dévie, tout peut s’écrouler. Je sais pas pourquoi t’es là, mais moi, j’ai mon plus grand rêve à réaliser.
-Cause toujours, papy. T’es mal placé pour me reprocher mon individualisme.
-Quoi, moi ? Ma priorité, c’est l’équipe !
-Ah ouais ? « Oui, je veux réaliser mon plus grand rêve, je veux mener cette équipe à la gloire, je je je ». Y’a que ça dans les médias. T’es pas revenu pour l’équipe, t’es revenu juste pour toi.

Cette accusation me frappa en plein cœur. À bien y penser, c’est vrai : est-ce que c’est vraiment l’équipe qui m’intéresse, ou juste mon propre succès ?

-T’es toujours en train de parler de tes rêves à toi. Je t’ai jamais entendu parler au nom de l’équipe. Il n’y en a toujours que pour toi. Tu ne t’es jamais dit que tu n’étais pas seul ? Qu’il y a des milliers de gars comme toi sur la planète ? Pense à nous autres, tes coéquipiers. On a tous une histoire. Certains en ont eu une moins atypique que la tienne, mais on mérite tous au moins autant que toi d’être ici. Nous, on s’est battu pour avoir notre place, y’a pas des mecs de Canada Soccer qui sont venus toquer à notre porte pour nous dire qu’on a une place réservée.

Il avait visé très juste. Je m’en voulais d’être là, maintenant. Moi-même, quand j’avais son âge, je trouvais ça injuste que certains joueurs aient des passe-droits avec leur équipe nationale et continuent d’être appelés malgré leurs performances médiocres en club. Il a totalement raison, je n’ai aucun mérite à être ici. Quand j’y pense, je n’ai même pas pris la peine de me renseigner sur mes coéquipiers, sur leur parcours. Il n’est peut-être pas trop tard pour me repentir.

-Dis-moi, Steve, c’est quoi, ton plus grand rêve ?
-Pourquoi tu me demandes ça ?
-J’ai envie de te connaître. De savoir ce qui te motive à être ici.
-Mon plus grand rêve ?
-Ouais, vas-y. Sois sincère, je ne te juge pas, peu importe ce que ça peut être.

Il eut un instant de réflexion et me dit :

-Ce serait de marquer le but de la victoire en finale de la Coupe du monde.

Je souris. Logique.

-Et tu peux-tu m’expliquer pourquoi ce rêve-là en particulier ?
-Bah… Ça signifie tellement de choses. Si tu fais ça, toute la planète va connaître ton nom. Tu vas rendre les gens heureux. Grâce à toi, ils vont vivre un moment dont ils se souviendront toute leur vie. Si tu réussis ça, plus personne ne peut te traiter de raté.

Il baissa les yeux, adossé contre un mur, les bras croisés.

-Il y a des gens à qui je veux prouver des choses…
-Des gens ? Qui ça ?
-Mes parents, essentiellement. Ils n’ont jamais cru en moi. Mon père a tout fait pour m’éloigner du soccer et me dissuader de passer pro.

C’était donc ça… Depuis tout ce temps, le gamin se cache derrière un comportement de voyou pour montrer aux autres qu’il est quelqu’un. Je posais une main sur son épaule.

-Je te comprends totalement. Tu sais, si j’avais écouté mes parents, moi non plus je serais pas là aujourd’hui.

À compter de ce jour, notre relation en fut apaisée. Je lui avais bien fait comprendre qu’il pouvait avoir confiance en moi, que j’étais là pour lui s’il avait besoin de parler. Il est alors devenu étonnamment calme, comme si le fait d’avoir parlé de ça l’avait délivré de quelque chose. Je le sentais reconnaissant. Finalement, c’est juste de ça dont il avait besoin : quelqu’un qui l’écouterait. Quelques jours plus tard, je lui délivrais même la passe décisive pour qu’il inscrive le but de la qualification lors d’un match face au Honduras.

On retourne à la Coupe du monde ! La France, nous voilà !

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Ah, la France. Le pays du fromage, des baguettes de pain et de la Tour Eiffel. Le pays de mon enfance, aussi. Là où tout a débuté, et là où tout se terminera. Comme un clin d’œil du destin, c’est en effet dans l’Hexagone que va se jouer la Coupe du monde 2034, mes derniers matchs avant une retraite (enfin) bien méritée. Bizarrement, j’ai jamais joué un match pro sur le sol français. J’aurais dû attendre la toute fin de ma carrière pour ça. J’aurais aimé ça, jouer à Nancy. Après tout, je n’ai jamais eu l’occasion de fouler la pelouse de Marcel-Picot, ce stade qui me faisait tant rêver quand j’étais gamin. J’ai longtemps espéré que la ville se porte candidate, en vain ; on peut pas tout avoir.

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À la veille de notre entrée dans la compétition, seul dans ma chambre d’un hôtel près de Bordeaux, avec un pincement au cœur en songeant que dans un mois, je serai à la retraite, je me repassais le film. Déjà plus de deux ans que Frost et Oliver sont venus me chercher à Saint-Guichon, mais j’ai l’impression que c’était hier tant ces deux années ont été intenses. Ce dernier tour de piste m’a fait réaliser que j’avais vraiment eu la chance de faire le meilleur métier du monde. Aveuglé par la peine, je n’avais pas réalisé ce que j’avais quitté lorsque j’avais pris ma première retraite. Les voyages interminables à l’autre bout du pays, les moments de complicité dans les vestiaires, la joie de voir le public se lever lorsque l’équipe marque un but. Désormais, j’étais reconnaissant d’avoir eu ma chance à ce niveau, d’avoir pu vivre de ma passion pendant toutes ces années, dans ce si beau pays qu’est le Canada. Et puis il y a eu l’aventure des qualifications avec la sélection. Une aventure incertaine mais ô combien gratifiante qui nous a menée tous ensemble jusque sur les côtes de l’Amérique du Sud, tout ça pour maintenir un vieux rêve en vie. Personne n’attend rien de nous après l’élimination de l’équipe lors de la phase de poules en 2030, et on n’est peut-être pas destiné à gagner la Coupe du monde, mais j’aurais sincèrement regretté qu’on ne se qualifie pas ; je pense que j’aurais eu du mal à accepter de terminer une fois de plus sur un échec. Maintenant, l’équipe tourne bien, et certains se mettent même à rêver d’un beau parcours. Ils n’ont peut-être pas tort ; je pense bien qu’on a une équipe encore plus talentueuse qu’en 2026. Maintenant, il faudra voir la capacité qu’a cette gang à gérer la pression d’une grande compétition internationale. La Gold Cup de l’an dernier, dont on a atteint la finale, a fait office d’entraînement grandeur nature, et on a su en tirer quelques enseignements qui, pour sûr, nous permettront de vivre une belle aventure cet été.

J’ai aussi beaucoup appris sur moi-même. J’ai appris que quand on souhaite quelque chose, on doit se donner les moyens de l’atteindre. J’ai appris qu’on a tous quelque chose à apprendre de chacun. J’ai appris que rien n’est acquis. Et c’est ce qui me permet, tandis que je m’apprête à fermer le livre de ma carrière, d’être serein et en paix avec moi-même, et ce peu importe comment se terminera cette aventure.

Pour les poules, le programme est déjà copieux, puisqu’on se retrouve opposés à l’Espagne et à l’Égypte. On a débuté la compétition par un nul laborieux contre l’Égypte, aussi craignait-on le pire pour la rencontre face à l’Espagne. Avec la victoire de la Roja contre les Pharaons, un match nul nous suffisait, mais face au tenant du titre, c’était pas gagné. À la mi-temps, nous perdions 2-0, ce qui nous plaçait à égalité parfaite avec l’Égypte. Notre qualification se jouerait pour un but de plus ou de moins. On a livré une deuxième période héroïque, arrachant l’égalisation à la force du poignet, au bout du temps additionnel. Ce jour-là, une équipe est née.

L’aventure se poursuivait, avec au programme des seizièmes de finale, un adversaire que je connaissais bien.

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Je sens la Guyane en seizièmes de finale… :sac:

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Certains rendez-vous semblent programmé par le destin, qui paraît parfois calibré avec la précision d’une montre suisse. Car non seulement la Guyane avait enfin réussi à se qualifier pour la Coupe du monde, mais voilà qu’en plus, ils avaient déjà déjoué les pronostics en terminant en tête de leur groupe à la surprise générale, devant l’Argentine et le Cameroun. Aussi, je me suis frotté les mains lorsque j’ai appris qu’on allait les affronter en seizièmes. C’était l’occasion de prendre ma revanche… ou de tout perdre. À la veille du match, eux parlaient déjà de m’envoyer à la retraite une seconde fois. Ce qu’ils semblaient ignorer, c’est que je n’avais plus rien à perdre ; un autre échec, ça n’y aurait rien changé, alors qu’avec une victoire, je les aurais à jamais battu. C’est donc l’esprit revanchard que j’ai pénétré sur la pelouse de la Meinau de Strasbourg, à à peine une heure de route de Saint-Guichon.

Ils ne m’ont pas fait peur une seule seconde. Que ce soit les menaces à peine voilées de Mélouga avant d’entrer sur la pelouse, le public majoritairement hostile, ou leurs tacles glissés avec leurs crampons affûtés comme des couteaux, ils n’ont rien pu faire face à moi. Face à nous. Nous étions inarrêtables. Je repensais à mes haters lors de ma première sélection, à l’après Gold Cup, à ce match de qualifications. À Céleste. Je la savais fière de sa Guyane, mais je me demande qui elle aurait soutenue si elle avait été là pour voir ça. J’ai mis un doublé. Deux buts que j’ai marqué avec la même froideur qu’un assassin plantant deux coups de couteau dans sa victime. On leur a roulé dessus. 4-0. C’était presque trop facile.

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Après le match, je suis allé trouver Mélouga. Il s’est levé du banc de touche et s’est approché de moi. Au fond, cette histoire, ça n’a jamais été entre la Guyane et moi. Juste entre lui et moi. Il savait qu’il avait perdu, malgré tout ce qu’il avait fait pour me mettre des bâtons dans les roues. Il a réussi à gâcher deux fois ma carrière, et pourtant, je suis toujours là, et je viens d’éliminer son équipe de la Coupe du monde. Nous étions sur la pelouse, face à face, front contre front. Je le dominais en taille. Je lisais la crainte dans ses yeux. Je lui lançais mon regard le plus noir possible.

-J’ai gagné.

Puis sans un regard pour cet être qui ne le méritait pas, j’ai regagné le vestiaire, et j’ai définitivement tourné le dos à la Guyane.

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Voyant le ballon arriver sur moi, j’arme ma frappe et tire de l’entrée de la surface juste au moment où Diego Fosto me percuta violemment. Un tir puissant, à ras-de-terre, pris de manière à lui donner de l’effet. Alors qu’il semblait se diriger vers le gardien, le ballon changea de direction au point de penalty pour aller se loger au ras du poteau. Les filets tremblèrent, la partie rouge du public du Vélodrome se leva. Je regardais mes coéquipiers se diriger vers moi. Même Josh Tabarn, fou de joie, sortit de ses cages et traversa tout le terrain pour se jeter sur moi. Ce but, c’est celui du soulagement. La réaction des joueurs et du public fut révélatrice de cela. Je ne pus m’empêcher de penser, comme à chacun de mes buts depuis le début du tournoi, que je venais peut-être de marquer le dernier but de ma carrière. Après avoir résisté tout le match aux assauts brésiliens, dont presque une mi-temps en infériorité numérique, on ouvre le score à la 87è minute et on se rapproche d’une qualification en finale. En route pour l’exploit.

Mais malgré l’euphorie, il faut se remobiliser. Encaisser une égalisation maintenant, ce serait trop bête. Je suis pas près à revivre 2026. On a passé les minutes suivantes à 11 en défense, une véritable attaque-défense. 4 minutes de temps additionnel. Corner pour le Brésil. L’histoire bégaie. Pereira s’élève plus haut que tout le monde et catapulte une tête décroisée vers le but. Le temps s’arrête. Josh reste figé sur sa ligne. Le stade entier, le monde entier a les yeux fixés sur le ballon. Il va rentrer. C’est inévitable. Et là, au dernier moment, Oliver Cole plonge et sauve de la tête sur sa ligne. Les Brésiliens lèvent le bras pour réclamer le but. La montre de l’arbitre n’a pas vibré. Je me précipite pour dégager le ballon avant qu’un certain défenseur central ne ressorte de nulle part pour la catapulter au fond. Je sens une main se poser sur mon dos. Roublard, je me laisse tomber sans résister. L’arbitre siffle faute, sous les protestations des sud-américains réclamant un carton pour simulation. À ce niveau de la compétition, tout est permis.

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Les 4 minutes de temps additionnel sont sur le point de se terminer, Lozano s’élance pour tirer le dernier corner brésilien. Même leur gardien est monté. Allez, un dernier coup à tenir, et dans 30 secondes, c’est fini. Cela fait déjà un moment que notre public fait entendre son mécontentement à l’arbitre, qui semble vouloir faire poursuivre le match jusqu’au bout de la nuit. Le corner fut frappé, et dégagé par une tête. Placé aux abords de la surface, Phonzy récupère la balle. Il évite un bonhomme et il fonce avec les jambes de ses 20 ans. Je le poursuis, je me place à sa droite. Nous avançons tous les deux, encouragé par le public, envahi par l’excitation de pouvoir clore le match. Comme un symbole, comme pour dire que cette victoire, on ira la chercher ensemble. En face de nous, il ne reste que Diego Fosto dans le rond central. Phonzy le fixe. Je vois qu’il veut le dribbler. Je lui demande la balle ; c’est pas le moment de faire le con. Phonzy hésite. Fosto lui fonce dessus. Phonzy me fait la passe, avant de s’écrouler, fauché en pleine course par un tacle les deux pieds décollés de Fosto. Je fonce, désormais seul au monde. « Maintenant, c’est 50 mètres de bonheur ». Devant moi, une moitié de terrain vide. Un but vide derrière lequel un mur rouge se dresse. Le stade tremble. Les drapeaux canadiens s’agitent. Je souris. Je rigole presque. Je jubile. J’arrive dans la surface. Je pousse la balle au fond. Le public exulte. Je crie de joie. Je continue de courir m’en allant glisser devant le poteau de corner, seul face à la foule en folie. Je me retourne. Fosto, les mains sur les genoux dans le rond central, n’a même pas essayé de me poursuivre. Dans l’euphorie, je ne remarque même pas que Phonzy est encore en train de se tordre de douleur au sol. On était au-dessus, ce soir. J’étais au-dessus. J’ai joué l’un des plus beaux matchs de ma carrière. Je n’ai jamais été aussi heureux de ma vie. Cette fois, c’est bon, on est de retour, on est en finale. 2026 est enterré, et le rêve se poursuit.

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Après avoir lancé un grand cri de victoire dans nos vestiaires, je m’éclipsais de la fête pour aller prendre des nouvelles de mon second dans la petite infirmerie. Alphonso était allongé sur une table de massage, une bouteille de Gatorade à la main, la mine sombre. Il n’avait pas la tête d’un mec qui vient de gagner une demi-finale de Coupe du monde. Pat, notre kiné, était en train d’examiner son genou, gonflé à l’excès.

-Ostie de criss de tabarnak ! C’est cet enfoiré de Fosto qui t’as fait ça ?

Il m’adressa un sourire triste en me voyant.

-Well done, man. Mais la finale, ce sera sans moi.
-Oh, allez, me niaise pas, bien sûr que tu vas la jouer, cette finale.

Il me fixa d’un air désolé. Je voyais qu’il tentait de réprimer ses larmes.

-Pat, dis-moi pas que c’est pas vrai.

dis-je en me tournant vers l’intéressé.

-Malheureusement, le ménisque est touché. Il va falloir opérer. Pour être honnête, je ne suis même pas sûr qu’on revoit un jour Alphonso sur un terrain de soccer.

Je me retournais vers lui. Il avait lâché l’affaire et laissait les larmes perler sur ses joues. C’est la première fois que je le vois pleurer. Je l’avais toujours vu comme un gamin, comme un jeunot. Je ne m’étais même pas rendu compte qu’il avait déjà 34 ans. Une blessure comme ça, à son âge, c’est synonyme de fin de carrière. C’est tellement cruel que ça arrive maintenant. Après tout ce qu’on a vécu ensemble. Ce mec méritait tellement mieux. Sans lui, je ne serais même pas là aujourd’hui. On était ados la première fois qu’on s’est croisés. Maintenant, on est deux vétérans qui ne verront jamais leur vieux rêve commun se réaliser :

-On ne soulèvera pas la coupe ensemble, vieux.

Je le pris dans mes bras.

-T’en fais pas, Phonzy. La coupe, on va la ramener pour toi.

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Accoudé à la rambarde du balcon de notre hôtel de la périphérie de Chantilly, je regarde le soleil se lever sur la campagne de l’Oise. Ça sent bon la terre, ça rappelle des souvenirs. Malgré l’heure matinale, le sommeil m’a déjà quitté. La faute du stress, sans doute, de l’incertitude de l’avenir, aussi: où serai-je dans 24h ? Avec qui ? Est-ce que je serai heureux ? Est-ce que j’aurai soulevé la coupe ? Ne pas se poser trop de questions. Ne pas jouer le match dans sa tête. Juste profiter du moment présent. De ce dernier réveil.

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Au petit-déjeuner, tout le monde est silencieux, même les jeunes qui sont toujours les premiers à lancer une vanne pour détendre l’atmosphère. Pareil lors de la séance tactique. C’est comme si on avait peur de parler, de dire le truc qui nous porterait la poisse. J’avais pas souvenir d’une telle ambiance avant ma première finale. Tout le monde est tendu au moment de faire son sac pour la dernière fois, de grimper dans le bus, et d’emprunter l’A1 direction Saint-Denis. On voit des champs, puis des immeubles. D’autres routes, une voie ferrée.

Et à un moment, on aperçoit les courbes délicates d’une cathédrale se dessiner à l’horizon. Déjà, une foule de curieux traîne dans les parages, quelques drapeaux s’agitent à notre passage. Nous entrons dans un parking souterrain. Nous sortons du bus. Loin de la ferveur populaire, dans notre monde. Nous traversons les couloirs. Nous pénétrons sur la pelouse. Waouh ! C’est donc ça, le Stade de France ! Ça paraît si grand. Les tribunes semblent si hautes. Dire que je n’y avais jamais mis les pieds avant aujourd’hui alors que je l’ai si souvent vu à la télé. Et me voilà sur le gazon, à moins de deux heures d’une finale de Coupe du monde. Mon regard redescend vers les cages. Les filets blancs sont parfaitement tendus, n’attendant qu’une chose : qu’on les fasse trembler. C’est là que Zidane a inscrit son doublé en 98. Je suis intimidé de me retrouver dans un lieu tant chargé d’histoire. Pour un Français d’origine, c’est presque un pèlerinage. Et dans quelques heures, je vais moi-même y écrire l’Histoire.

Retour au vestiaire. Le moment de s’habiller. De se vêtir pour la dernière fois de ce chandail rouge. Le dernier échauffement, entendant monter la clameur à mesure que le stade se remplit. La dernière causerie. J’avais longuement préparé mon discours, m’entraînant seul devant le miroir de la salle de bain. Je leur parlais de leur passé, de leur histoire. Je voulais qu’ils se rappellent de ce qui leur avait donné envie de faire du football leur métier. Qu’ils se rappellent de la passion des débuts, de la joie des grands moments. Je leur racontais comment la France avait déjà perdu une finale de Coupe du monde un 9 juillet, et pourquoi c’est grâce à ça que j’étais là aujourd’hui. Et je conclus sur une leçon que m’avait apprise ma première finale :

-… et gardez à l’esprit que ce n’est pas parce que le rêve est proche qu’il est pour nous… mais c’est aussi vrai pour eux.

Il y eut des applaudissements et des grands cris d’encouragement.

-On va se les faire, ces maudits Français !

Les dernières paroles. Les dernières accolades. Un instant solennel. On sait tous qu’on s’apprête à vivre un moment qui va nous marquer à jamais.

On s’aligne dans le couloir. À côté de nous, les joueurs de l’Équipe de France sont concentrés, le regard fixé droit devant. Ils jouent à domicile, ils ont plus à perdre que nous. Je me place en tête de file, à côté de Kylian Mbappé. Dire que ce mec enflammait nos soirées pizza-foot quand j’étais étudiant, il y a déjà plus de 15 ans. La musique se lance, les arbitres se mettent en marche, et nous entrons dans l’arène. Nous passons devant la coupe. Cette fois, je ne la regarde pas. Un énorme tifo colore les tribunes, une feuille d’érable faisant face à un coq. Nous nous alignons. Nous chantons les hymnes. Poignées de main. Tosse avec l’arbitre. Photo officielle. Derniers encouragements. Le ballon sous la semelle au milieu du terrain, au centre du monde, prêt à lancer les hostilités au signal de l’arbitre, je réalise que je suis étonnamment calme ; j’ai l’impression que je m’apprête à jouer un simple match contre les Bermudes en 2è tour de qualifications à la Coupe caribéenne des nations. C’est vrai que finalement, ce n’est que du foot. Ce match n’est pas une finale, c’est juste un match de foot. Pas de supporters, pas de caméras, juste nous tapant dans un ballon pendant 90 minutes. Ce n’est jamais que ça. L’arbitre donne un grand coup de sifflet, et c’est parti.

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Kylian Mbappé déborde côté gauche. Malgré ses 35 printemps, il a toujours une sacré pointe de vitesse. J’aurais bien aimé le voir courir face à Phonzy. En attendant, personne ne peut l’arrêter, il y a le feu dans notre défense. Son centre trouve la tête de Derek qui renvoie pleine axe devant Mathis Diallo. Mickaël Cuisance, seul aux 20 mètres, reprend sans contrôle. Sa lourde frappe fait trembler la transversale. Notre défense peine à suivre. Diallo contrôle le ballon du bras et fusille Josh. Les filets tremblent, le public bleu explose de joie, et les Français s’en vont fêter leur but au poteau de corner, tandis que furieux, nous entourons l’arbitre pour demander une main. Une finale de Coupe du monde, ça ne peut pas se jouer sur une erreur d’arbitrage, sur une injustice. Celui-ci posa un doigt sur son oreillette, indiquant qu’il était en communication avec le car-régie, et nous annonça calmement après quelques secondes qu’il revisionnait l’action. Ça paraît loin, la fin des années 2010, quand l’arbitre devait courir voir les ralentis sur un écran à l’extrémité du terrain, stoppant le jeu pendant plusieurs minutes. Aujourd’hui, il les revoit quasiment instantanément grâce à une lentille-écran dans son œil, ce qui permet une prise de décision beaucoup plus rapide. Enfin, l’homme en noir traça un rectangle avec ses mains. Ce geste n’a plus de raison d’être aujourd’hui, mais faisant désormais partie intégrante de la gestuelle du football moderne, il est toujours utilisé pour signifier une décision prise grâce à la VAR. Il siffla en indiquant le rond central pour valider le but. Les Français exultèrent une seconde fois.

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-Oh, come on ! Il la touche du bras !
-Il a le bras collé au corps, dans une position naturelle. Le but est valable, nous rétorqua l’arbitre.

Dépité, je regagnais le rond central. Je levais les yeux vers le tableau d’affichage. 42 minutes. Il va falloir remonter le moral des troupes à la mi-temps.

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Le retour aux vestiaires se passe dans un calme sinistre. Tout le monde s’installe à sa place, sur son banc en bois, attentif à ce qui va se dire. Il n’y a que le coach et moi qui restons debout. Le coach prend la parole en premier, évoquant l’aspect tactique. Je ne l’écoute pas, je réfléchis à mon propre discours. Qu’est-ce que je suis censé dire dans un moment pareil ?

-Nolan, t’as quelque chose à rajouter ?

L’Histoire, bien souvent, elle s’écrit dans les vestiaires, dans les coulisses, grâce au discours passionné d’un coach, d’un capitaine ou d’un général. C’est maintenant qu’il faut changer le cours de l’Histoire. C’est maintenant que je vais lui apporter ma contribution.

-Les gars, on n’est qu’à deux buts du bonheur. Deux buts ! C’est tellement rien, tellement insignifiant. Pensez à ce qui a déjà été fait. Pensez à nous, à vous, quand vous avez débuté l’aventure, à tous ces matchs pourris, ces déplacements qu’on s’est tapés aux quatre coins du continent. On n’est pas arrivés en finale à 1 ou à 11, mais bien à 23. Et ça n’aurait pas été possible sans l’implication totale de tous les membres de l’équipe. Nous, on est encore debout. On va le faire pour ceux qui sont tombés, pour Ben et pour Phonzy. Si on perd, dans six mois, tout le monde nous aura oublié. Si on gagne, on se souviendra de nous pour l’éternité. Deux buts, c’est tout ce qu’on a à faire pour avoir notre place parmi les étoiles, pour devenir immortels. Allez les gars ! Go Canada !

La clameur et les applaudissements de mes coéquipiers me répondirent. Avant de revenir sur le terrain, je suis allé taper dans la main de tout le monde, donner une accolade et dire un mot à chacun des participants de cette aventure. Et dans leurs yeux, j’ai lu qu’on avait déjà gagné.

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Steve obtient un corner. On a repris le jeu depuis 30 secondes et on les met déjà sous pression. Parfait. Je vais me placer à l’entrée de la surface, laissant aux grands gabarits le soin d’essayer de mettre leur tête ; n’étant pas spécialement grand, le jeu de tête n’a jamais été mon point fort. Mark se charge de botter le coup de pied de coin. Le ballon navigue, un cafouillage s’opère, la balle revient, ressort, un tir est contré par un ventre, une forêt de jambe se livre bataille, et dans la mêlée, le ballon est tant bien que mal repoussé près du poteau de corner. Mark le récupère, et ainsi commence notre phase de conservation que le monde connaît sous le doux nom de « Tactique Hockey ». Pendant un long moment, nous pratiquons un jeu de passes en mouvement autour de la surface, sans jamais y rentrer, patiemment, comme une équipe de hockey en phase offensive. Deux de nos joueurs sont restés dans la surface, forçant les défenseurs à rester au marquage sur eux. Simon me fait la passe. Je suis seul plein axe, à l’entrée de la surface, sur mon pied gauche. Une fenêtre de tir s’ouvre. J’ouvre mon pied et j’enroule ma frappe. Aïe ! Je l’ai mal prise, elle va passer largement à côté. Elle s’élève… et frappe Jimmy, sur la ligne des six-mètres, en pleine tête. Le pauvre Jimmy se prend le visage, sans même remarquer qu’il a dévié la balle en direction du but. Alexis Perret, le gardien français, est surpris. Pris à contre-pied, il se jette du bon côté, mais trop tard. Le ballon va délicatement se loger au ras du poteau opposé. La moitié du public explose. Je me met à genoux pour pousser un grand cri de joie avant de me relever pour aller féliciter Jimmy, tout heureux d’être involontairement hissé au rang de héros national par le but le plus moche de l’histoire des finales de Coupe du monde. On se jette tous sur lui. On savoure. On est de retour !

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Digne de ceci quoi… :wink: Souvenirs, souvenirs…

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@Mark un grand moment de hockey. En plus, Crosby a fait son hockey junior près de chez moi, à Rimouski.

À la lutte avec Oliver, Jérémy Leroy tombe au sol. L’arbitre ne siffle pas, malgré les protestations des Bleus. Ces foutus Français n’ont pas volés leur réputation, ils ont passé le match à se plaindre auprès de l’homme en noir. J’ai vraiment été l’un d’eux un jour ?

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On en profite pour récupérer la balle, à l’entame de la dernière minute de temps additionnel. La fin de match est tendue. Une seule action pourrait faire basculer la rencontre d’un côté ou de l’autre. Mais la fatigue est présente, et beaucoup pensent avant tout à s’économiser pour les prolongations. Il faut être solide mentalement. Après tout ça, je ne serais pas capable d’encaisser un nouvel échec dans les dernières minutes.

On fait tourner la balle au milieu de terrain. Je vois un espace s’ouvrir entre deux défenseurs. Je m’y engouffre. Frank m’a vu. Il me sert parfaitement. Je contrôle, la boule au ventre, de peur que l’arbitre ne siffle un hors-jeu. Il n’en est rien. La défense s’est arrêtée. Il ne me rattraperont jamais.

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20 mètres de bonheur. Le face-à-face d’une vie avec Perret.

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Je n’entends pas le public. Il n’y a que moi et le but. Et entre nous deux, un méchant bonhomme avec un chandail jaune fluo tout moche. Je m’approche. Je me suis préparé toute ma vie à ce moment. Un plat du pied fera parfaitement l’affaire. Il bouche mal son angle, ce con ! Je n’ai presque qu’à la pousser au fond. Je lis la terreur dans ses yeux. Je réalise alors que je vais réaliser le plus grand rêve de ma vie. Que je vais inscrire le but de la victoire en finale de la Coupe du monde. Que je vais devenir un héros. Que je vais soulever le trophée. C’est maintenant. C’est l’aboutissement, l’accomplissement, l’apogée d’une vie à rêver.

Je sens une présence sur ma gauche. C’est Steve qui me demande le ballon. Je peux y aller solo et prendre le risque minime de me foirer, de le regretter toute ma vie, et d’être à jamais haï par des millions de personnes. Ou bien je peux assurer et lui passer pour qu’il la pousse au fond et nous offre la victoire. Je repensais à cette conversation qu’on avait eu à Kingston. On court tous les deux après le même rêve ultime. Mais un seul de nous deux pourra le réaliser. J’aurais pu la garder et finir tout seul ; je savais parfaitement quoi faire. Mais je décidais, alors que Perret sortait sur moi, de la donner sur ma gauche à Steve. De lui faire une passe PES pour qu’il mette un but dégueulasse mais ô combien important. De lui céder mon rêve pour qu’il réalise le sien. De passer le relais à la prochaine génération. Pourquoi j’ai fait ça ? Parce que j’ai eu la chance d’avoir une grande carrière et de jouer deux finales de Coupe du monde, mais le gamin n’aura peut-être pas autant de chance. Je ne voudrais pas, dans un élan d’égoïsme, le priver de son plus grand rêve. Le football est un sport collectif ; j’ai passé ma carrière à jouer pour moi, il est temps de faire profiter les autres. Gagner la Coupe du monde, ce sera déjà amplement suffisant.

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Voilà donc comment et pourquoi c’est Steve Tremblay qui a reçu l’immense honneur, en poussant la balle dans le but vide, d’offrir au Canada la première étoile de son histoire. Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. De deux, nous sommes devenus onze. Onze chums fêtant le plus grand moment de leur vie, rigolant entassés les uns sur les autres, sur la pelouse du Stade de France, sans bien comprendre ce qui leur arrive. Dans la cohue, par-dessus le bruit de la foule, j’entendis les trois coups de sifflet de l’arbitre. Mes éclats de rire se transformèrent en larmes de joie. C’est fini. On l’a fait. On est champions du monde !

Les minutes suivantes ne furent que célébrations dans la joie, une joie intense et pure telle qu’on n’en ressent une pas plus de quelques fois dans sa vie. C’était un moment énorme, la communion avec le public, les félicitations entre nous pour tout ce qu’on a accompli ; on est parti de tellement loin. C’est incroyable. Ça doit être de la folie au pays en ce moment. Et dire qu’on n’est même pas là-bas pour voir ce qu’on a provoqué.

Je ne me suis jamais contenté de ce que j’avais, j’en ai toujours voulu plus. À une époque, je rêvais de devenir footballeur pro. Quand j’ai signé pro, j’ai rêvé de jouer la Coupe du Monde. Et quand je l’ai enfin joué, j’ai rêvé de la gagner. Je ne me suis jamais imposé de limite, ça fait 20 ans que je rêve un peu plus grand chaque jour pour atteindre le sommet. Comme l’a dit Oscar Wilde : « Il faut toujours viser la lune, car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles ». Cette citation se vérifie ce soir.

On a fait une haie d’honneur aux Français au moment où ils montaient en tribune récupérer leur médaille. Puis ce fut notre tour, sous les acclamations d’une foule conquise. En tant que capitaine, c’est moi qui menait la marche, qui guidait mon équipe vers le trophée. En bas de l’escalier, je me pris la tête entre les mains tant j’avais du mal à réaliser. La montée des marches fut merveilleuse. J’aurais voulu pouvoir m’arrêter pour chaque supporter que je voyais, eux qui n’avaient cessé de nous soutenir, et qui aujourd’hui, nous accompagnent vers le trophée. Quand je redescendrai de cette tribune, j’aurai soulevé la Coupe du Monde ! J’ai reçu ma médaille d’or en passant devant le trophée, sans oser le toucher. C’est comme dans un rêve. Une fois qu’on a tous reçu notre médaille, on s’est tous rassemblé au balcon. Je montais sur la marche, prenant de la hauteur sur mes coéquipiers, dont certains m’ont rejoint. Le stade est magnifique, éclairé par une lumière rouge. Dans quelques secondes, je vais soulever la Coupe du Monde. Kenny Gilderoy, le président de la FIFA, s’avance, trophée en mains. Il me tend le précieux artefact. Celui dont beaucoup rêvent tout une vie, mais que seuls une poignée d’élus seront autorisés à toucher. Il se rapproche. Les secondes sont des minutes. Je n’ai qu’à tendre les bras. Mes mains entrent en contact avec la surface dorée. Je le brandis, l’embrasse, et le soulève au-dessus de ma tête, sur un cri de victoire du public de Saint-Denis, et avec mes coéquipiers à côté et en-dessous de moi qui faisaient la fête. Des confettis tombèrent, We Are The Champions résonna. Et c’est ainsi, la tête dans les étoiles, les larmes aux yeux, en train de vivre l’apogée de ma vie, que se referma le livre de ma carrière de footballeur.

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L’ambiance feutrée d’une boîte de nuit. Ses lumières colorées transperçant l’obscurité. Sa musique trop forte. Et au milieu de tous ces gens qui font la fête, il y a moi qui fait la tête, assis seul dans un fauteuil, à une table recouverte de verres à moitié remplis. On a tous besoin de décompresser. Mais j’ai pas la tête à ça. Et si la vie devenait chiante ? Nostalgie des premiers jours, des premiers éclats. Des galères qui m’ont forgées. Des bons moments. Je ne suis plus rien, maintenant. Tout ça appartient au passé. Je ferme les yeux un instant.

*****

Je crois que je me suis endormi. Peut-être que je ne me suis pas réveillé, que je suis encore en train de rêver. Peut-être que rien de tout ça n’était réel, finalement. Sans un mot, j’ai quitté la fête. J’avais besoin d’être seul. Mon sac sur le dos, j’ai marché jusqu’à l’HyperHub de Paris. Seul sur le quai, je suis monté dans l’Hyperloop horaire en direction de Saint-Dié-des-Vosges et me suis installé dans la capsule n°48. Il n’y avait pas grand-monde, juste quelques travailleurs matinaux rentrés à Paris pour le week-end et qui s’en retournaient sur leur lieu de travail en province. Des gens qui n’avaient probablement pas regardés la finale de la veille ou qui étaient juste trop fatigués pour me reconnaître. Une demi-heure plus tard, la capsule fut stoppée net par un coussin d’air comprimé. Tandis qu’un élévateur la fit descendre au niveau du sol, je regardais à travers les parois transparentes du tube aérien la rame poursuivre sa route vers le terminus, dans le calme du petit matin.

J’étais seul à descendre ici. Enfin à l’air libre, je humais l’air frais, l’odeur d’une pelouse en désordre fraîchement tondue, avec un doux parfum de bouse de vache. Le petit bâtiment en pierre, dernier vestige de l’ancienne gare ferroviaire, m’accueille avec toute la modestie d’un tel endroit.

En suivant la route du regard, j’aperçois à 100 mètres les lumières d’un village encore endormi. J’emprunte la direction opposée et prend un sentier de terre qui me permet de grimper entre les bottes de foin et les arbres fruitiers sur une colline. J’arrive au sommet.

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Les vieilles maisons de Saint-Guichon s’étendent sous mes yeux, entourées par les silhouettes sages des collines. À l’est, les premières lueurs du jour se font apercevoir par-dessus le massif des Vosges. Je repensais à tous les gens avec qui j’ai pu passer du temps ici. Tous partis. Dire qu’à l’époque, on pensait que ça durerait pour l’éternité ; on n’avait pas vu le temps nous menacer. Mes anciens amis sont allés tenter leur chance à la ville. Manon s’est suicidée il y a trois ans. Céleste a perdu son combat face au cancer. Même le train est parti, remplacé par l’Hyperloop. Il n’y a plus que moi. Seul. Pourtant, seul, je ne le serai pas en cette fin de nuit.

La silhouette noire d’une femme est assise sur l’herbe, solitaire, embrassant le paysage du regard. Elle est de biais, je vois une partie de son visage. La peau mate, des traits asiatiques, de jolis yeux noisettes et une longue chevelure noire. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine.

-Céleste?!

Elle tourna la tête. Je reconnus son sourire. C’était bien elle. Le visage amaigri, les traits tirés par les épreuves des dernières années. Elle s’est relevée. Nous nous faisions face. J’avais un million de questions à lui poser. Mais avant toute chose, nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre. L’émotion et les larmes nous submergèrent. On s’est assis par terre. On avait tant de choses à se dire.

-Je te croyais morte…

Je n’ai plus cherché de ses nouvelles car j’étais parti du principe qu’elle était effectivement morte, mais finalement, il est vrai que je n’avais jamais eu confirmation de la nouvelle.

-J’ai survécu.
-Mais… comment ?
-Je sais pas trop comment ça s’explique. Mais alors que j’étais à l’hôpital, que j’attendais que la mort vienne me chercher d’un instant à l’autre, alors que je n’avais même plus la force d’ouvrir les yeux, j’ai senti quelqu’un me prendre la main. Et là, tu vas rire… mais j’ai entendu ta voix. Tu me disais que tu m’aimais, ce genre de trucs. Je savais que c’était pas toi vu que t’es interdit de territoire en Guyane, et que ça faisait plusieurs années qu’on s’était pas parlé. Mais de t’entendre me dire ça… c’est con, mais ça m’a donné la force de m’accrocher à la vie. Je suis lentement remontée à la surface, et j’ai guéri. Les médecins eux-même n’en revenaient pas. Ils n’avaient jamais vu quelqu’un revenir d’aussi loin.

Je souris. Elle pensait que j’étais un rêve. Elle ne savait pas que c’était vraiment moi. Est-ce que je devrais lui dire ?

-Et pendant tout ce temps, t’as vécu ta vie sans essayer de reprendre contact ?
-J’ai voulu après ma rémission, mais c’est comme si t’avais disparu de la surface de la Terre. Ton numéro de téléphone ne fonctionnait plus, t’avais supprimé ton compte Facebook, et ta page Wikipédia disait que t’avais pris ta retraite. Du coup, je savais pas où je pouvais te trouver.
-T’as pas essayé PTracker ?
-Cette appli, elle coûte un braquage, puis il paraît qu’elle n’est pas si fiable. Ça valait pas le coup. C’est seulement il y a deux ans, en tapant ton nom dans Lilo, que j’ai appris que t’avais repris ta carrière.
-Et du coup, qu’est-ce que tu fais là ? Comment t’as su que j’allais venir ici cette nuit ?
-Tu te souviens quand j’étais venue passer les grandes vacances avec toi quand on avait 19 ans ? Tu m’avais amenée ici en me disant que c’était ton spot préféré dans le monde entier. Et tu m’avais dit que tu rêvais de ramener la Coupe du monde à cet endroit.

Elle arrêta un instant de parler.

-J’étais au match.

dit-elle en révélant un chandail du Canada floqué du n°54 sous sa veste.

-En te voyant soulever la coupe, je me suis souvenu de ça. Alors j’ai pris l’Hyperloop et j’ai passé la nuit à t’attendre ici, avec l’espoir que tu viendrais.

Je souris. Je m’en souvenais parfaitement, de cette conversation. J’étais ému qu’elle s’en souvienne. Je retirais mon sac à dos et l’ouvris. J’en tirais le trophée doré à la forme si singulière. Céleste écarquilla les yeux.

-C’est la vraie ?!

J’acquiesçais.

-Je l’ai discrètement subtilisée en partant. J’avais toujours rêvé de la ramener à Saint-Guichon, et l’occasion était trop belle.
-Et tu vas la garder ?
-Non, quand ils verront que j’ai disparu, ils vont faire le lien. Non, je vais la rendre en prétextant que je l’ai emporté par inadvertance.

Le trophée posé entre nous deux, nous levâmes les yeux vers le ciel étoilé lentement chassé par les lueurs du petit matin.

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-On est si peu de choses. On passe notre vie à essayer d’exister, mais finalement, on n’est jamais que des points microscopiques se déplaçant sur une carte. Dire que j’ai passé ma vie à me perdre entre ici et l’Amérique.
-Pourtant, ce sont les mêmes étoiles qui brillent au-dessus de Cayenne, de ton village, et du Canada.
-C’est vrai. Merci de me le rappeler. Pourtant, ça change rien au fait qu’on est rien.

Je pointais un point à l’opposée du village.

-Tu vois la colline en face, là-bas ? C’était le verger de mon grand-père. Quand j’étais gamin, on y allait souvent, cueillir les pommes ou faire de la luge, entre deux fournées de marrons chauds. Si je te raconte ça, c’est parce que mon grand-père est un héros. Un vrai. Il a joué dans l’ombre un rôle déterminant dans la reconquête de la région par les Alliés en 44. Sans lui, on parlerait allemand, aujourd’hui. Pourtant, il ne reste rien qui témoigne de son passage, à part une pierre tombale à son nom. Quand je pense à ça, je me dis que ça sert à rien d’inscrire son nom dans une histoire qui disparaîtra avec nous. Personne ne se souvient des noms des vainqueurs de la Coupe du monde 1930, alors pourquoi quelqu’un se souviendrait du mien dans 100 ans ? Même les étoiles sont éphémères. Elles n’existent que dans l’obscurité.

Nous restions silencieux à méditer sur ces paroles lourdes de sens.

-Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
-J’en ai pas la moindre idée. Je vais peut-être passer mes diplômes d’entraîneur. Ou bien peut-être que je vais me poser ici un petit moment pour écrire mon autobiographie. De toute façon, avec la Troisième Guerre Mondiale qui va bientôt éclater, je voudrais profiter de l’endroit tant que c’est encore possible.
-Sage décision. T’as de la chance de venir d’un endroit comme ça. Moi, j’ai personne qui m’attend et nulle part où aller…
-Tu peux rester, si tu veux. Ça me ferait vraiment plaisir.

Elle posa sa tête sur mon épaule.

-En fait, c’était vraiment moi qui t’ai tenu la main et qui t’ai parlé sur ton lit de mort.

Elle se redressa, l’air surprise.

-Quoi ? C’est impossible…
-Je te jure que si. J’ai fait deux jours de trajet et je suis entré clandestinement en Guyane parce que je voulais te voir une dernière fois.
-Mais pourquoi tu t’es donné autant de mal juste pour moi ?
-Parce que je t’aime. Tout simplement. Je t’ai toujours aimé.

Je lui pris la main et plongeais dans ses yeux. Des souvenirs communs nous revinrent en tête. Notre premier baiser. Notre première fois. Nos nuits et nos folies sous les étoiles. La Guyane, Matane. Los Angeles. Le passé ne reviendra jamais, mais il ne tient qu’à nous de construire un futur plus beau encore. Une larme roula sur sa joue.

-Moi aussi, je t’aime.

Nos visages se rapprochèrent. Nos lèvres se collèrent. Et nous échangeâmes un baiser passionné. Et dans ce simple moment entre nos deux petits êtres, rassemblés après tant d’années et de kilomètres, je songeais à ce que m’a appris la vie, une vie d’aventures partagée entre la Lorraine, la Guyane et le Canada. L’Histoire, ce n’est pas que celle qui est dans les livres. C’est la multitude de petits rien, d’anecdotes et de rencontres qui composent la vie d’une personne. Parce qu’on est chez soi partout et nulle part, qu’il y a partout de belles rencontres à faire, et que chaque endroit est un théâtre qui n’attend que nous pour y écrire nos aventures. Car certes, notre vie est insignifiante. Mais il ne tient qu’à nous d’en faire un bon moment.

Les premiers rayons du soleil passèrent enfin au-dessus des montagnes des Vosges, éclairant notre démonstration d’amour. Sentant la lumière m’effleurer délicatement le bras, le visage de Céleste contre le mien avec le trophée comme seul témoin de nos ébats, je me sentis enfin à l’apogée du bonheur. Entre la Coupe du monde et Céleste.

Entre deux étoiles.

FIN

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Bravo superbe stories que je lis depuis le début, c’était énorme!!!

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Putain! Que de rebondissements! Que c’est magnifiquement rédigé!
Allez hop direction le “Hall of Fame”, parbleu!!! :heart::heart::heart::heart:

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