:storyblue: ☆ Entre deux étoiles ☆ 🇬🇫 :can:

Toujours aussi bien écrit j’adore :slight_smile:

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Excellent

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Tu as de sacrés bons talents d’écrivain mazette! :heart:

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Enveloppés par une fraîcheur digne d’un mois d’octobre, nous nous faufilions entre les arbres sur le chemin de terre couvert d’épines de pin, accompagnés par le bruit du vent entre les arbres et des pas pressés des écureuils filant se cacher à la vue de ma lampe torche, que j’éteins parfois pour nous plonger un instant dans les ténèbres, nous imprégner au maximum de cette ambiance mystique. À notre droite, les lumières du cégep permettent aux arbres de projeter leur ombre vers le néant, tandis que nous émergeons de la forêt sur le terrain de soccer. Aucun de nous n’avait dit mot depuis de longues minutes, nous étions trop occupés à nous émerveiller du calme de la nuit, empreint d’une rare innocence. Difficile de penser qu’au même instant, quelque part dans ce monde, il y a des villes qui ne dorment pas, qui éclaboussent la planète de leurs bruits et de leurs lumières. Tout ça paraît tellement lointain.

Nous avons traversé le terrain pour aller nous installer sur les gradins. Le ciel était particulièrement clair, ce soir. La grande ourse brillait de mille feux, sous le scintillement orange bienveillant de Mars. La faible lueur de la Voie Lactée se confondait par endroits avec l’un des rares nuages, tandis que le tournoiement de la lumière d’un phare émergeait par-dessus les arbres à intervalles réguliers.

Je me décidais à briser le silence :

-C’est beau, hein ?

Céleste, visiblement captivée par le spectacle, mit quelques secondes à répondre.

-C’est beau comme un ciel étoilé. Tu viens souvent ici ?
-Presque chaque soir. En vrai, j’y connais rien en astronomie, je trouve juste ça beau tel que c’est. Je pourrais rester là des heures.

On est si peu de choses face à ces petites lumières. Ça n’a l’air de rien, une étoile, vu d’ici. Mais quand on y réfléchit, ça doit être vraiment balèze pour réussir à se faire voir à des centaines de milliards de kilomètres de distance. Ça rend humble de penser qu’un simple objet inanimé est capable d’une telle prouesse, de faire parler de soi sur une si longue distance. Quand on y pense, le terme « star » prend tout son sens. Parfois, je me dis que quelque part là-haut, ma bonne étoile veille sur moi, toujours prête à m’aider pour qu’un jour, j’aie ma place là-haut, entre deux étoiles.

Soudain, une lueur traversa le ciel en vitesse avant de disparaître.

-Oh, une étoile filante !

s’exclama Céleste.

-T’as fais un vœu ?
-C’est fait. Et toi ?
-Non, j’oublie toujours. On peut faire un vœu jusqu’à combien de temps après avoir vu une étoile filante ?
-Je sais pas, je me suis jamais posé la question. Une seconde ?
-C’est chaud, dans ce cas. Juste le temps de réagir, puis de formuler le vœu dans sa tête…
-Je pense que c’est pas vraiment important, de toute façon. Tu peux toujours essayer, ça coûte rien.

Je fermais les yeux et fit mon vœu.

-C’est fait.
-Je peux savoir ce que c’est ?

Après un moment d’hésitation, je répondis :

-Je voudrais jouer une Coupe du monde avec le Canada.
-Pas mal…juste la jouer ? Pourquoi pas la gagner ?
-Il m’en faut pas autant. Juste jouer une Coupe du monde, ce serait déjà au-dessus de toutes mes espérances. En fait, je crois que je dis ça juste parce que celle dont on sort m’a mis des étoiles dans les yeux. Ça devait être de la folie en France…
-Plutôt, ouais. J’étais à Paris pour la finale. C’était dingue. La joie des gens qui défilent, les klaxons, les fumigènes… J’aime pas le foot, mais ça m’a quand même fait quelque chose de vivre ça. C’était pas trop triste à suivre depuis le Canada ?
-Clairement, j’aurais aimé être en France pour voir ça, mais en vrai, ça va. J’étais encore à Vancouver à ce moment-là. J’étais allé voir la finale dans un bar de supporters français. J’avais la tête dans le cul parce que le match commençait à 8h et que j’avais loupé le réveil. Au milieu d’une foule d’inconnus dont j’avais une nationalité en commun, j’ai vibré, j’ai crié, j’ai chanté, et lorsque l’arbitre a sifflé la fin du match, j’ai presque pleuré de joie. C’est dingue qu’un truc aussi informel qu’un match de foot puisse à ce point unir les gens, les rendre fiers de ce qu’ils sont. Après ça, tous les supporters français se sont rassemblés dans un parc à côté, au bord d’un bras de mer en face du stade de Vancouver. On a longuement fêté ça à grands coups de chants à la gloire de Pavard, Kanté, de Marseillaise et de Champions du monde , tout en faisant résonner I Will Survive , menés par des mecs qui utilisaient un cône de signalisation en guise de haut-parleur. Ensuite, on a formé un cortège pour « aller foutre le bordel au centre-ville ». On était de vrais curiosités, une procession bleue de bonne humeur, allant jusqu’à entrer faire la fête dans une boutique Ladurée . Les gens nous filmaient avec leur téléphone, ils nous klaxonnaient, nous souriaient. On était heureux et on essayait de transmettre un peu de notre bonheur. On voulait que Vancouver se sente championne du monde. C’était vraiment génial. J’aimerais tellement que le Canada puisse vivre ça un jour.

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-Justement, tu devrais plutôt faire ça, comme vœu. Gagner une Coupe du monde avec le Canada.
-Ouais, en fait, t’as raison. Tu crois que je peux modifier un vœu déjà formulé ?
-Au point où t’en es…
-OK. Je voudrais remporter une Coupe du monde avec le Canada.

dis-je en fermant les yeux, comme pour officialiser le souhait.

-Je crois que le ciel vient de t’envoyer un accusé de réception

dit Céleste après quelques secondes.

-Une autre étoile filante vient de passer.

La fraîcheur de la nuit et le vent venu du fleuve commençant à se faire sentir, nous avons rejoint le bâtiment. En ce début du mois d’août, la plupart des étudiants ne sont pas encore rentrés de vacances, aussi il est rare de croiser quelqu’un d’autre que le gardien dans les couloirs. On s’est rendu au Tank-à-y-être, le salon étudiant du cégep, l’endroit idéal pour un billard, un baby-foot ou une soirée karaoké avec les potes. Céleste se dirigea vers le piano situé dans un coin de la pièce.

-Tu joues du piano ?

demandai-je curieux ?

-J’essaye. J’ai commencé il y a peu, donc c’est pas génial », dit-elle avant de se mettre à jouer.

C’était un air mélancolique, empreint de nostalgie, mais surtout rempli d’une telle émotion que j’avais l’impression d’en comprendre le sens sans même avoir besoin des paroles. Je suis resté là, debout à écouter, sans dire un mot, sans faire un geste, de peur de perturber la beauté de l’instant. C’était l’un de ces moments qui devrait ne jamais se finir.

Ce n’est qu’une fois que les dernières notes eurent fini de résonner que je repris la parole, essayant vainement de masquer dans ma voix l’émotion transmise par cette musique :

-Eh, tu joues bien, en vrai. Ça s’appelle comment ?
-Je sais même pas. Je crois que je l’ai entendu dans une série. Ce que tu viens d’entendre, c’est une réinterprétation tel que je m’en souviens.
-C’est vachement beau, comme mélodie.
-Tu trouves aussi ? C’est la musique que j’aurais aimé avoir en fond sonore le soir de notre premier baiser. Je l’appelle Notre première nuit .

*****

Je me réveillais avec cette désagréable impression de n’avoir pas assez dormi. Céleste dormait profondément, serrée contre moi, sous les couvertures de mon lit individuel. Il n’était que 4h30, d’après le réveil qui trônait sur l’étagère qui me servait de table de chevet, mais les premières lueurs du jour perçaient déjà mon store, et je n’étais étrangement plus assez fatigué pour me rendormir. Je m’extrayais donc de l’étreinte et j’enfilais un short et des chaussures avant de sortir de ma chambre.

Depuis que ma vie avait repris un sens, chaque matin était devenu une bonne raison de se lever. J’avais de nouveau un objectif après lequel courir, et je voulais mettre toutes les chances de mon côté. Pour le moment, la meilleure façon de reprendre le foot, c’était d’intégrer les Capitaines, l’équipe du Cégep. Et pour me conforter dans le réalisme de mon objectif, je devais passer sans sourciller les camps de sélection de la semaine de rentrée. C’est pourquoi chaque jour, j’allais courir en forêt, et j’enchaînais par un entraînement en solo sur l’un des terrain du cégep, éliminant des adversaires imaginaires comme je le faisais enfant dans le jardin, puis mitraillant le but de frappes puissantes. Ça pouvait durer des heures, jusqu’à temps que je sois fatigué ou que la nuit tombe. Je faisais ça peu importe qu’il pleuve des cordes ou que le soleil me brûle. C’était pas toujours marrant, mais s’il y a un contrat pro au bout, ça vaut le coup. Je sais que je vais y arriver. Je ne sais juste pas à quel point ce sera difficile.

Ce matin, après mon tour de la forêt, comme à mon habitude, je m’en allais sur le terrain taper dans le ballon. Mais aujourd’hui, il y avait un détail inhabituel : au poteau du but, quelqu’un avait accroché un drapeau du Canada, qui flottait à la douce brise matinale. Je suis pourtant sûr qu’il n’était pas là hier soir, lorsqu’on est passé avec Céleste. Et tandis que je m’étonnais de ma découverte, le soleil émergea d’entre les arbres. Je me souris à moi-même et fermait les yeux en sentant les premiers rayons me caresser le visage, avant d’aller me saisir du ballon pour entamer ma séance.

Jouer au soccer seul et pied nu à 5h du matin au Canada, tout en regardant le lever de soleil par-dessus la forêt, accompagné par le chant des oiseaux les plus matinaux, c’est magnifique. Un moment simple, mais d’une rare beauté. Il faut savoir profiter de ces instants de calme, de ces petits bonheurs. C’est dans ces moments que je me dis que j’ai une chance inouïe d’être là, toujours en course, toujours en vie, et surtout de vivre dans un pays qui me laisse poursuivre mes rêves. À cet instant précis, j’ai su que j’allais y arriver.

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En mars 2017 a été annoncée une nouvelle ligue professionnelle au pays de l’érable : la Canadian Premier League. Cet ambitieux projet doit permettre la création d’un championnat compétitif pour aider au développement du soccer dans ce pays qui n’a même pas de championnat national et qui dépend largement des États-Unis pour exister footballistiquement. C’était il y a moins d’un an et demi, mais à l’époque, j’étais encore international guyanais et étudiant à Saint-Dié-des-Vosges. C’est fou comme les choses peuvent aller vite. Toujours est-il que mon chemin n’ayant pas encore croisé celui du Canada, la nouvelle m’est passée très loin par-dessus la tête.

La première fois que j’en ai entendu parler, c’est lors de ma rencontre fortuite avec Alphonso lors de mon séjour à Vancouver. J’ai gardé le nom dans un coin de ma tête, je suis allé suivre la CanPL sur les réseaux sociaux, guettant une opportunité, me demandant comment, à mon échelle, je pourrais attirer l’attention de ces nouveaux clubs. La réponse la plus simple, ce serait en jouant au soccer. Sauf que bon, quand on habite au fin fond de la Gaspésie, les opportunités ne pleuvent pas. À la rentrée, j’ai survolé les camps de sélection des Capitaines, l’équipe du Cégep, mais ça ne m’avançait pas à grand-chose de jouer dans cette équipe, si ce n’est me tenir en forme physiquement ; ce n’est pas en claquant des quadruplés face aux Condors de Beauce-Appalaches en 3è division mixte collégiale que j’allais attirer l’attention de qui que ce soit. Des idées, j’en ai eu quelques unes : lancer un appel sur les réseaux sociaux pour relayer mon message, créer un site web pour me promouvoir, faire un autre road-trip à travers le Canada et me présenter au centre d’entraînement des clubs en les suppliant de me laisser faire un essai… puis finalement, au début du mois de septembre, une opportunité s’est présentée d’elle-même : la CPL organisait des essais ouverts à travers tout le Canada pendant l’automne, afin de trouver des jeunes motivés pour remplir les effectifs des nouvelles équipes. Et l’un de ces essais se déroulait à Montréal. Je savais que c’était ma chance. Au diable les 200$ de droit d’accès, la distance, et le fait que j’allais devoir louper une demi-semaine de cours : c’était ma chance.

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J’ai donc pris la route un mercredi après-midi pour rejoindre Montréal grâce aux lignes de bus d’Orléans Express, mon sac des Capitaines à la main, mon Eastpack sur le dos, m’en allant à la rencontre de mon destin. Je n’avais honnêtement pas la moindre idées de mes chances. Mais devenir footballeur, c’est un tel rêve de gamin que je voulais tenter ma chance à tout prix, histoire de n’avoir aucun regret, et pouvoir me dire qu’au moins, j’ai essayé. Dans le pire des cas, ça fera une anecdote à raconter. Et puis sait-on jamais ce qu’il peut se passer. Je veux dire, une ligue professionnelle de soccer va être lancée au Canada, alors que j’y suis, et juste au moment où je vais finir mes études. Alphonso a peut-être raison, peut-être que c’est mon destin, que ma bonne étoile veille sur moi. J’ai envie de suivre mon Rêve Canadien. Ça ferait une criss de belle histoire ! Après des escales à Rimouski, Sainte-Foy et Trois-Rivières, je suis arrivé une dizaine d’heure plus tard au terminus de Laval, sur les coups de minuit.

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Le lendemain, j’étais au taquet. Aujourd’hui, j’ai rendez-vous avec mon destin. L’objectif, c’est ni plus ni moins que de devenir footballeur pro. C’est la dernière fois de ma vie que j’aurai ma chance ; je n’ai pas le droit à l’erreur. Au petit matin, tandis que le soleil brillait déjà et que le Boulevard des Laurentides s’animait, j’ai donc parcouru les rues de Laval jusqu’à arriver au complexe sportif de Bois-de-Boulogne. En compagnie de dizaines d’autres jeunes d’à peu près mon âge, j’ai fait la queue devant un chapiteau noir marqué du logo de la Canadian Premier League. En échange de la décharge dans laquelle j’accepte les risques et j’autorise la diffusion de mon image, on me remet un t-shirt blanc, une chasuble bleue, et un brassard vert portant le numéro 298. On m’a mesuré, pesé et pris en photo avec le brassard avant que j’aille me changer. Installé sur des gradins, je regardais les autres concurrents envahir le terrain synthétique. Difficile de donner un nombre précis, mais on était beaucoup, peut-être 200 à la louche, tous vêtus d’une chasuble bleue, orange, verte ou jaune. Autour de moi, ça parlait autant anglais que français. C’était autant de jeunes venus des quartiers voisins que de mecs sérieux qui avaient fait le déplacement depuis Ottawa. Ceux-là m’impressionnaient, à avoir fait la route depuis une autre province, avant que je me souvienne que j’avais moi-même fait 10h de bus pour venir ici ; j’étais peut-être bien celui qui avait fait le plus de route ; 600 kilomètres, c’est pas rien, mais ici, on a une autre notion des distances. C’est marrant de se dire que parmi eux, certains joueront en pro dans quelques mois. De se dire que certains ont déjà fait des centres de formation, voire ont peut-être déjà même joué quelques matchs en pro ou en semi-pro. Pour ma part, je suis totalement novice, je n’ai jamais participé à des essais, je n’ai donc pas la moindre idée de ce qui nous attend. Je me rassurais pourtant en me disant que je n’ai pas de complexe à avoir ; je sais que j’ai du talent, et je suis sans doute le seul parmi eux à avoir disputé une Gold Cup.

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J’ai fais la connaissance d’un Marocain venu de Rivière-du-Loup, installé au Québec depuis trois ans. Je crois qu’il m’a pris pour un fou quand je lui ai dit que j’étais venu de Matane et que j’avais tout juste repris le soccer après une pause d’un an. Un gardien venu de Trois-Rivières s’est joint à nous, et on a parlé de longues minutes de nos parcours, et de nos rêves. Trois personnes, toutes d’une nationalité différente, unie par un même sport, à la poursuite d’un même rêve. Que c’est beau, le soccer.

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Tout le monde enfin prêt, on a été rassemblés au centre de la pelouse et on a eu droit à un discours d’accueil en anglais de Alex Bunbury, ancien joueur de West Ham, de Maritimo, 4è meilleur buteur de l’histoire de l’équipe du Canada, et visage de ces essais. C’est lui qui est dans les vidéos de promotion des Open Trials. Il était entouré des coachs des futurs équipes de la ligue, ceux-là même qu’on était censés impressionner. Je reconnus quelques visages familiers parmi eux : Jim Brennan, reconnaissable à son pull du York9, Stephen Hart, des Halifax Wanderers, Michael Silberbauer, du Pacific FC, et Rob Gale, du Winnipeg Valour. On a été divisés en deux groupes : les bleus et verts d’un côté, les jaunes et orange de l’autre. Bunbury s’est lui-même chargé de nous échauffer, avant que les choses sérieuses ne commencent. Les groupes bleus et verts ont été redivisés en plusieurs équipes et ont passé la matinée à faire des matchs de 20 minutes les uns contre les autres, sur trois petits terrains occupant la largeur du grand terrain, sous les yeux des coachs qui allaient d’un terrain à l’autre en notant des trucs. J’ai passé la matinée à la pointe de l’attaque lors de ces fameux matchs. J’étais pas au top lors du premier match, mais je suis monté en puissance au fil de la matinée, jusqu’à sortir une performance de grande classe lors du dernier match, au cours duquel j’ai inscrit pas moins de 5 buts. Damn, the coaches better be impressed. Je n’ai pas à rougir de mes prestations, et ça me prouve à moi-même que je suis à ma place parmi tous ces aspirants footballeurs.

On a joué jusqu’à 11h30, avant de bénéficier d’une pause dîner bien méritée, avec sandwichs et fruits gracieusement offerts. J’étais plutôt content de moi. On a repris à 13h et inversé les rôles avec les jaunes et orange. On nous a envoyé sur un terrain en herbe à côté, déjà bien usé par les crampons des groupes du matin. Sur ce terrain, on a testé notre aspect athlétique avec des radars, des capteurs, bref, du matériel de pro. On a été testé sur nos sauts à l’horizontale, à la verticale, notre puissance de frappe, notre vitesse sur un parcours avec des changements d’appuis et des slaloms, et notre conduite de balle sur ce même parcours. Les multiples passages avaient rendu la pelouse usée, trouée par endroits, et particulièrement glissante, ce qui handicapant pas mal de monde sur les épreuves de vitesse.

On a finalement fini à 15h30. Le moment fatidique était arrivé, l’annonce des joueurs retenus pour le 2è jour de sélections. Franchement, j’avais fait mon taff : j’avais pas été mauvais sur l’aspect athlétique, et j’espérais avoir attiré l’œil d’un coach ou deux sur les matchs du matin. Je savais que ce moment pouvait faire basculer mon destin, du bon comme du mauvais côté. On a fait quelques photos sur le terrain pour les réseaux sociaux, avant de s’asseoir sur la pelouse, face aux panneaux CPL. Bunbury, toujours en anglais, nous remercia tous d’être venu, et commença déjà à rassurer ceux qui ne seraient pas retenus, leur disant de partir la tête haute, car il y aura d’autres opportunités, et que ce n’est que le début de notre carrière pro. J’avais tellement peur de devoir me sentir visé par ce discours. Il prit un tableau des mains d’un mec derrière lui. Sur ce tableau était inscrite la liste des joueurs retenus pour le lendemain, 58 au total. 58. Ça fait pas mal, mine de rien; l’un de ces numéros doit bien être le mien, non? Bunbury retourna le tableau pour dévoiler la liste. Aux exclamations joyeuses de ceux qui reconnurent leur numéro se mêlaient les soupirs de déception de ceux qui ne voyaient pas le leur. Je retins mon souffle en parcourant la liste. Je la lis une première fois. Puis une deuxième. Je commençais à paniquer tandis que je ne voyais toujours pas mon numéro. C’est finalement à ma troisième lecture que je le vis, là, tout seul dans le coin supérieur droit, comme ajouté au dernier moment. Le 298. Je serrais les poings, rageur. Le rêve se poursuivait.

Je suis donc revenu au Bois-de-Boulogne le lendemain. Cette fois-ci, pas d’exercices : les joueurs retenus ont été répartis en 4 équipes pour faire deux matchs. Toujours avec les bleus, on a affronté les verts. J’ai inscrit un doublé, et on a gagné 3-2. C’est plutôt de bonne augure.

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On ne nous avait pas dit comment ça allait se passer une fois les essais terminés : est-ce que les clubs nous contacteraient personnellement, et si oui, dans combien de temps ? Je m’attendais à retourner à Matane et à devoir attendre patiemment pendant plusieurs semaines un éventuel courriel dans lequel un club me dirait que je les intéresse, avec la crainte d’attendre éternellement et de ne jamais recevoir de réponse. D’avoir échoué et de ne pas en être notifié. Mais sitôt les matchs terminés, comme hier, Bunbury nous a rassemblés pour donner une liste de joueurs avec qui les coachs voulaient s’entretenir. La liste se composait d’une vingtaine de noms…et j’étais dedans. Dans le bâtiment du centre sportif, des bureaux avaient été mis à disposition. Trois coachs voulaient s’entretenir avec moi : Stephen Hart, des Wanderers d’Halifax, Tommy Wheeldon, du Cavalry FC de Calgary, et Jim Brennan, du York 9 de Toronto. Je savais que c’était la dernière étape, et j’étais aussi stressé qu’avant l’entretien d’embauche que j’avais dû passer pour me trouver un stage au printemps.

Difficile de se démarquer quand on est un club en cours de création dans un championnat qui n’existe pas encore ; difficile de se permettre d’être ambitieux quand on n’a pas encore d’effectif. Du coup, les discours des trois coachs se faisaient écho. Ils me vendaient tous la chance d’être un pionnier de cette ligue, de profiter d’infrastructures « de classe mondiale » et de jouer devant un public « fervent et impatient ». En conclusion, ils m’ont tous les trois invités au camp d’entraînement de pré-saison de leur club au début de l’année 2019.

C’est le cœur léger que j’ai fait les 10 heures de bus pour rentrer à Matane, rassuré d’avoir franchi avec succès cette terrible épreuve des essais, sachant que si nous sommes une vingtaine à aller au bout, ce sont près de 200 concurrents qui ont dû renoncer à leur rêve. Pour autant, ce n’était pas encore fini. Après tout, je n’avais encore rien signé, j’avais juste été invité à des camps d’entraînement. D’ailleurs, au moment de quitter Laval, je n’avais encore aucune idée de l’équipe à laquelle j’allais accorder mes faveurs. J’avais bien aimé mes quelques jours à Calgary au cours de l’été, mais Toronto et Halifax avaient l’avantage d’être plus proches du Québec. Finalement, après mûres réflexions, alors que le bus me déposait à la station-service qui servait de terminal à Matane, j’ai pris ma décision. D’après vous, j’irai tenter ma chance à…

  • Halifax Wanderers
  • Cavalry FC
  • York 9

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Toronto pour aller voir jouer les Raptors de temps en temps? :grin:

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Mon DEC d’informatique obtenu et ma chambre du Cégep débarrassée, c’est avec un pincement au cœur que j’ai fait mes adieux à Matane, et c’est à Toronto que j’ai fait l’honneur de ma présence en février pour le camp d’entraînement du York 9 FC. Je m’étais finalement laissé convaincre par ce club. J’avais abandonné l’idée de partir à Calgary, trop loin à mon goût, quant à Halifax, ça ne me faisait pas rêver, tout simplement. La région de Toronto, c’est bien. Proche du Québec et du centre névralgique du Canada.

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J’étais assez anxieux au moment de rencontrer mes nouveaux coéquipiers lors de ces premiers entraînements ; il y avait toujours une probabilité non nulle qu’on ne m’offre pas de contrat. Ce serait trop bête d’être arrivé si loin et d’échouer sur la dernière marche, si près du but, d’autant plus que je n’avais aucun plan B. J’ai vite été rassuré. Le niveau n’était même pas tant plus élevé que ça qu’aux Open Trials ; l’équipe était un mélange de jeunes issus des essais, de joueurs à la recherche d’exotisme venus d’obscures ligues européennes de seconde zone, et de quelques vétérans de la MLS. Parmi eux, j’étais comme un poisson dans l’eau, et ces camps d’entraînement ont eu des airs de formalité, malgré une intensité physique à laquelle je n’étais plus habitué, un cran au-dessus de ce qu’on faisait avec les Capitaines.

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J’ai appris la nouvelle comme beaucoup d’autres, à l’issue de cette première série d’entraînements, à la fin du mois de février. Certains avaient déjà été priés de rentrer chez eux, et on savait que l’heure de signer les contrats approchait à grands pas. À l’issue d’un entraînement, j’ai été convoqué par Brennan. Je savais qu’il pouvait m’annoncer tout et n’importe quoi, et même si je pensais personnellement avoir montré de quoi, rien ne disait qu’il n’allait pas mettre fin à mes rêves. Finalement, il m’a dit que mes rapports étaient excellents, et qu’une proposition de contrat allait m’être faite. Fidèle à ma retenue habituelle, je n’en laissais rien paraître devant lui, mais sitôt dans ma voiture, sur la route de mon appartement, je poussais un grand cri de joie. Je n’avais jamais été aussi heureux. Le surlendemain, en compagnie de cinq de mes coéquipiers, j’ai donc signé mon premier contrat professionnel, en présence du président, du coach, et d’un photographe du club. J’étais fier de moi. C’était l’accomplissement du rêve d’une vie. J’allais enfin vivre de ma passion, j’allais être payé à jouer au foot. Ça en aura pris, des kilomètres et des détours, mais enfin de l’ai fait.

Le soir même, sur mes réseaux sociaux, je me suis fendu d’un « Ne renoncez JAMAIS à vos rêves » en partageant l’article annonçant au monde entier mon entrée dans le monde pro. J’ai eu droit à de nombreuses réactions, notamment de la part de ceux qui avaient été mes coéquipiers, à Saint-Guichon ou au Sport Guyanais, parfois des chums perdus de vue depuis des années. Pour certains, c’est juste normal : j’étais destiné à devenir footballeur. Mais moi, je sais à quel point ça a été difficile, je sais que j’ai dû aller le chercher, provoquer mon destin pour y arriver. Et ça me rend d’autant plus fier d’avoir atteint la ligne d’arrivée.

Dans les semaines suivantes, j’ai découvert les exigences du monde pro. Je devais faire gaffe à ma ligne, je ne pouvais plus me permettre de manger n’importe quoi. Par conséquent, au revoir les poutines. On était suivi de près par les préparateurs physiques, qui établissaient chaque semaine des rapports sur nos performances de la semaine écoulée. J’ai découvert que le soccer, ce n’est pas qu’une question de talent balle au pied, mais aussi d’hygiène de vie, et j’avoue que je me suis fait recadrer une couple de fois au cours de ma première saison. Un autre truc qui a changé, c’est les déplacements : avec le Cégep, on partait le vendredi soir, on faisait au minimum 5h de route jusqu’au lieu du tournoi, et on passait la nuit à l’hôtel. A c’t’heure, ça nous arrive toujours de faire des déplacements de 5h, mais en avion. Au lieu d’aller jouer à Lévis ou à Saint-Georges, on va sur l’île de Vancouver ou à Winnipeg.

Mais c’est un court déplacement qui nous attend pour la 1ère journée. En effet, notre rencontre face au Forge FC d’Hamilton a été choisie pour être le match inaugural du championnat, le Tim Hortons Field d’Hamilton et ses 25000 places étant l’un des plus grands stades de la ligue et par conséquent l’un des plus prompts à accueillir un match de cette importance.

C’est donc avec en tête l’envie d’écrire l’histoire que nous avons débarqué chez nos voisins le 27 avril 2019 ; quoi qu’il arrive, nos noms seraient sur la première feuille de match de l’histoire de la Canadian Premier League.

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En revanche, je débutais sur le banc de touche ; après tout, je n’avais encore jamais joué en pro, c’était donc peu plausible de me faire débuter la première journée. Le coach a préféré un attaquant plus expérimenté, Simon Adjei, un suédois qui a déjà joué sous les ordres de Brennan, deuxième meilleur buteur de la dernière League1 Ontario. Pour autant, cela ne m’empêchait pas de savourer le parfum de cette première journée, l’arrivée au stade, la reconnaissance pelouse, le regard levé vers le haut des tribunes, voir les caméras s’allumer derrière les panneaux publicitaires et les ingénieurs du son installer leur matériel. Le match de Gold Cup à New-York n’était qu’une friandise. Là, c’était du sérieux, c’était vraiment le début de quelque chose, et je savais déjà qu’il y en aurait d’autres. Maintenant que j’étais là, au milieu de la pelouse, je ne parvenais pas à réaliser que ça allait devenir mon quotidien.

Dans les vestiaires, il n’était pas question de tactique ; cet aspect est quasiment inexistant dans le soccer nord-américain. On sentait l’excitation grimper tandis que tout le monde distribuait des encouragements à la volée. En fin d’après-midi, les deux équipes sont entrées sur la pelouse, une entrée digne d’un match de NBA, avec des feux d’artifice dans tous les sens, avec cette propension au show dont l’Amérique du Nord a le secret.

Au coup d’envoi, le stade n’était aux deux-tiers remplis ; il est vrai que ça a beau être le match inaugural d’un nouveau championnat pro, le Canada n’est pas une nation de soccer. Sur le terrain, tout le monde semblait se faire un peu dessus. Il faut dire, la plupart des joueurs n’avaient tout au plus que quelques matchs en pro, et à peu près aucun n’était habitué à ce genre d’événements. Un frisson parcourut le stade lorsqu’une frappe de Adjei frôla la transversale, tandis que de l’autre côté, leur attaquant rata un face-à-face avec Silva, notre gardien. Malgré tout, le public de néophytes y mettait toute son énergie pour encourager ses joueurs et leurs chandails gris et orange.

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À l’heure de jeu, le score était toujours de 0-0 lorsque le coach se tourna vers moi :

-Nolan, va t’échauffer, et vite !

Je m’exécutais. Je m’en allais courir le long de la ligne de touche, la tête tournée vers le terrain. Les spectateurs les plus proches du terrain me regardaient avec curiosité. Certains me montraient du doigt ou me filmaient avec leur cellulaire. D’autres me criaient des trucs que je ne compris pas à cause du bruit de fond et parce que j’étais dans ma bulle. Je ne tardais pas à être rappelé sur le banc de touche. On m’indiqua que j’allais rentrer. La classe, j’allais être le premier remplacement de l’histoire de la CPL. Et après tout, je suis attaquant, on me demande de marquer pour aller chercher la victoire, et si j’en devenais aussi le premier buteur ? Le rôle de joker, ça m’a souvent réussi, alors pourquoi pas ? J’ai remplacé Ryan Telfer, un de nos milieux offensifs. On passait à deux attaquants pour mettre la pression.

On était peut-être un quart d’heure plus tard, et on avait la possession au milieu du terrain. Kyle Porter , notre milieu axial, cherchait une solution vers l’avant. Voyant une brèche en défense, je m’y engouffrais en prenant l’espace entre deux défenseurs pour repiquer dans l’axe. Kyle m’avait vu et m’avait adressé une passe parfaite à la limite du hors-jeu. J’étais seul, à la limite de la surface. Je tentais de contrôler dans ma course pour filer au but mais gêné par le synthétique, je m’emmenais mal la balle, tandis qu’un défenseur arrive à mon niveau et que le gardien sort sur moi. La balle rebondit. Dans un éclair de génie, je tapais dedans du pied gauche. Le ballon prit une trajectoire parabolique. Un petit lob tout en finesse qui surprit le gardien. Sous la lumière d’un rayon de soleil qui perça les nuages, le temps sembla s’arrêter. Je le voyais, elle allait redescendre sous la barre. Ah, cette bonne vieille montée d’adrénaline, ça m’avait manqué. Je savais qu’elle y était. Mais fidèle à moi-même, j’attendais de la voir faire trembler les filets avant de célébrer. Enfin, ça y est, elle s’échoua dans le fond du but. Le public poussa un long râle de déception. Je levais les bras au ciel, un peu désorienté, sans être trop sûr de ce qui m’arrivait. J’étais surpris, je ne m’attendais pas à marquer dès mon premier match en pro, et encore moins un but qui restera dans l’histoire. J’étais tellement peu préparé que je ne savais même pas comment célébrer. Assailli par mes coéquipiers exprimant bruyamment leur joie dans le silence de cathédrale qui régnait désormais dans le stade, je me contentais de regagner ma place d’un air satisfait. Je venais d’inscrire le premier but de l’histoire de la Canadian Premier League !

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Finalement, Adjei a doublé la mise sur un contre en fin de match, et on s’est donc imposé 2-0 lors de cette première rencontre. Nous venions de rentrer dans l’histoire. J’étais tellement content.

Après ces débuts en fanfare, j’ai dû attendre quelques semaines de plus et la 4è journée pour inscrire mon deuxième but, qui était aussi mon premier à domicile. C’était encore face à Hamilton, lors d’un gris après-midi de mai, devant les quelques milliers de personnes qui s’étaient massées au York Lions Stadiun.

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J’ai inscrit notre deuxième but du match d’une frappe sèche de l’entrée de la surface. À cet instant, tu vois se lever le public qui est derrière le but, et c’est là que tu comprends ce qu’il se passe. Ton regard balaye le stade et tu vois tout le monde debout, des milliers de gens qui t’acclament, qui scandent ton nom. Et là, tandis que le bruit de la foule te donne la chair de poule, que ton esprit se laisse emporter par l’euphorie collective, tu comprends que tu y est, tu prends la mesure de la chose, et tu peux être fier d’être footballeur pro.

Forest-Green-Rovers

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A quand la série Netflix ? :sac:

Toujours aussi bien :+1:

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Tiens! Petit article sur la naissance de la CPL dans le France Foot du 30 avril (celui de cette semaine). :wink:

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Quoi dire à part EX-CE-LLENT

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La nuit est tombée depuis un moment tandis que je jette un coup d’œil dans mon rétroviseur à la skyline de Chicago, posée au bord du lac Michigan. Au mépris de la limitation de vitesse, je roule à tombeau ouvert sur les quatre voies de l’Interstate 90, désireux d’être à la maison le plus vite possible. Je n’ai pas le cœur à traîner, ce soir. Les soirs de défaite ont toujours un goût amer. Mais c’est encore pire aujourd’hui. Car ce soir, notre saison vient brusquement de s’achever, après notre défaite face au New-York FC en demi-finale de conférence. Pourtant, on y croyait, cette année. On a fait une super saison régulière, et on était même allé chercher le nul à l’extérieur à l’aller. On avait toutes les cartes en mains, et beaucoup pensaient que le Fire allait enfin renouer avec son passé glorieux, aussi cette défaite est-elle un peu un choc pour tout le monde. C’est cruel, les playoffs ; une saison entière qui se perd sur un match.

Et encore, si seulement c’était mon seul problème.

Enfin de retour à mon appartement de Lake View, je jette un coup d’œil à la boîte aux lettres. À l’intérieur une unique lettre, une enveloppe marquée du logo d’Immigration Canada. Un énième rappel que je risque de perdre mon statut de résident permanent dans les prochaines semaines, ayant vécu moins de 760 jours au Canada sur les cinq dernières années.

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Je pousse la porte et un soupir. À l’intérieur, les cartons s’entassent aux quatre coins de mon salon. On pourrait croire que je m’apprête à déménager. Même ma valise ouverte à terre est là pour m’accueillir. Combien de temps ça fait, deux ans, maintenant ? Quand je suis arrivé à Chicago il y a trois ans, j’étais convaincu que ce n’était qu’un séjour provisoire hors des frontières du Canada. Après une saison et quelques promesses de Bobby, mon agent, j’étais confiant pour repartir de l’autre côté, dans l’un des clubs canadiens de la MLS. Cet appartement, à la base, je ne devais y rester que quelques semaines grand max, c’est pour ça que je n’ai jamais défait mes affaires. Ça fait maintenant deux ans que j’attends désespéramment le coup de fil salvateur de Bobby. Mais je n’ai plus trop d’espoir. J’ai fini par me faire à l’idée qu’en MLS, le joueur n’est qu’une marchandise que des clubs s’échangent contre quelques billets verts. Et encore, est-ce que ce n’est vraiment qu’en MLS ? Ça fait quelques années maintenant que je fais ce métier, j’ai rencontré des joueurs de tous horizons, et certains avaient de sacrés histoires. Des gars qu’on envoie à l’autre bout du monde, en prêt au Moyen-Orient, ou transférés en deuxième division chilienne sans avoir leur mot à dire.

Maintenant, j’ai l’impression de tourner en rond. Oui, je suis toujours convaincu de faire le meilleur métier du monde. Non, rien n’égale cette sensation quand on marque un but devant son public, les cris de la foule et le sourire des gens. Mais bordel, qu’est-ce que ça me manque, l’excitation des débuts, quand tout était frais et nouveau. Moi qui rêvait de sélection canadienne et de Coupe du monde il y a encore pas si longtemps, je suis bloqué dans une carrière monotone, à jouer dans un club qui porte le nom d’une série TV, dans un championnat de seconde zone, sans perspectives d’aller voir plus haut. Et puis avec le temps, on découvre la pression, on comprend les enjeux, on sait qu’il y a parfois beaucoup d’argent en jeu, on ne veut pas décevoir. Et avec les réseaux sociaux, les sites spécialisés, les multiples émissions, dès qu’on prend un peu d’envergure dans la ligue, tous nos gestes, sur et en-dehors du terrain sont analysés par des soi-disant experts. Au début, c’est cool, c’est bon pour l’ego d’entendre parler de soi à la télé. Puis à un moment, on en a marre. Surtout qu’on finit forcément par s’en prendre plein la gueule. Tout ça, c’est des trucs qu’on ne m’a jamais appris, qu’on ne peut pas imaginer tant qu’on n’y est pas. Ça me manque, le temps où, même en étant pro, je jouais au soccer juste pour le plaisir.

Ah, l’époque de la Canadian Premier League. Celle d’un soccer plein d’insouciance, dans un pays qui commençait tout juste à s’y ouvrir. Presque cinq ans déjà, depuis ce premier match. C’était un beau projet, et tout le monde y a cru. Le problème, c’est qu’à la fin de la première saison, on s’est rendu compte que c’était pas viable. Après une courte période d’engouement, le championnat a peiné à trouver son public, et le manque de rentabilité a fait fuir les investisseurs. Après deux saisons, fin 2020, la CPL a donc cessé ses activités. J’ai joué les deux saisons à York, inscrivant 9 buts lors de la première, 13 lors de la deuxième, ce qui m’a valu ma petite réputation. Les plus talentueux, moi y compris, ont eu la chance de se faire acheter leurs droits par la MLS. J’ai été chanceux ; beaucoup de mes coéquipiers n’ont pu rebondir nulle part et ont dû faire une croix sur leur carrière.

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Ça fait donc trois ans que je suis à Chicago. Alors évidemment, en trois ans, je me suis attaché au club, à la ville, je me suis fait des amis, mais pas de la même façon que si je comptais rester. J’ai toujours vécu dans l’optique d’un départ proche, qui n’est jamais arrivé.

La prochaine période des transferts sera ma dernière chance de rentrer au Canada. Ma dernière chance de garder ma résidence permanente. Ma dernière chance de devenir citoyen un jour. Ma dernière chance d’être appelé en sélection et de jouer la Coupe du monde à la maison, dans moins de trois ans. Mais je n’ai plus vraiment d’espoir. Je suis en train de voir mon plus grand rêve me passer sous le nez.

Au bout de ma vie, j’ouvre un meuble et en sort une bouteille de Belle Cabresse que je me met à boire goulûment. S’il y a une chose que j’apprécie toujours en Guyane, c’est leur rhum.

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*****

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La sonnerie de mon téléphone cellulaire me tira de mon sommeil. Dehors, il faisait déjà jour. L’horloge trônant au-dessus de la porte indiquait 11h. Bah, qu’importe, les vacances viennent de commencer. Allongé dans mon sofa, la bouche pâteuse, je dompte mon mal de crâne et tend le bras pour saisir mon téléphone. Je décroche les yeux fermés, sans même regarder l’identité de mon correspondant.

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-Allô ?
-Nolan ? C’est quoi ces conneries ?

Je reconnus instantanément la voix de Bobby. Face à mon silence de gueule de bois, il poursuivit.

-Qu’est-ce que c’est que ce tweet que t’as envoyé cette nuit ?
-Cette nuit ?
-T’as mentionné les Whitecaps, l’Impact, et le Toronto FC dans un tweet, en leur demandant s’il y a pas de la place pour toi au Canada. Tu t’en souviens pas ?
-Comment dire ? La nuit a été quelque peu agitée…

dis-je en remarquant la flaque de vomi séché sur le sol.

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-Tout le monde est déjà sur le coup, en train de spéculer. Enfin, Nolan, réfléchis avant de faire un truc pareil. T’es sous contrat avec le Fire, tu peux pas faire du pied comme ça à des clubs concurrents ! Attends, j’ai un double appel. Je te reprends juste après.

Je décrochais l’oreille du téléphone et me levait péniblement, la tête tournant encore, pour faire un tour de l’appartement pour constater d’éventuels dégâts. La télé était allumé sur l’écran de fin de match d’une partie de FIFA perdue 6-1, mais au moins, j’avais été sage ; mis à part mon vomito, je n’avais pas fait de dégât. Je n’avais probablement même pas bougé du canapé. Dans mon dos, mon cellulaire se remit à sonner. Je décrochais, convaincu que Bobby allait me faire passer un mauvais quart d’heure.

-Bon, le pire, c’est que ça a marché… Les Whitecaps veulent te rencontrer.

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Marchant d’un pas vif sur Broadway, je me fraye un chemin parmi la foule de touristes allant en sens inverse. Au loin, j’aperçois déjà les panneaux lumineux de Times Squares. Enfin je débouche sur le carrefour le plus célèbre du monde. Les touristes poussent les portes des boutiques de souvenirs entre deux selfies. Sur les trottoirs, des artistes de rue se livrent à d’extravagantes représentations. On observe le manège hypnotique des taxis jaunes et des piétons occupant tour à tour la chaussée selon la couleur des feux. Il fait nuit, mais les énormes écrans disposés sur les bâtiments donnent l’impression d’être en plein jour. C’est fucking impressionnant. Tant de lumières, de grandeur, de foule en un même endroit, c’est incroyable. Ici, c’est la démesure à l’américaine. On n’a pas vu le monde tant qu’on n’a pas vu Times Square.

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C’est toute une histoire, New-York et moi. Évidemment, il y a eu la Gold Cup, même si on n’avait pas trop eu le temps de faire du tourisme, ça reste mon premier passage à New-York. Pas celui qui s’est le mieux fini. Quand j’étais à Matane, avec mes potes de l’époque, on avait improvisé un voyage à Big Apple. On s’y était rendu en faisant deux jours de route à bord d’une voiture de location. C’était bien l’fun. Maintenant, depuis bientôt cinq ans que je roule ma bosse en MLS, je commence à bien connaître la ville ; avec deux clubs en MLS, New-York est le genre d’endroits où on va forcément au moins une fois par an.

C’est ça qui est chouette en MLS : on est vraiment libre. Je sais pas comment c’est en Europe, mais de ce qu’on m’a raconté, on est beaucoup plus encadré là-bas. Ici, même quand on joue à l’extérieur, on n’est pas enfermé dans un hôtel, on est libre de sortir, de faire du tourisme. On n’a même pas d’heure limite pour rentrer, à condition de faire la job sur le terrain le lendemain. C’est même la Ligue qui nous paye le resto ! Et quand on se déplace, c’est pas pour aller à Dijon ou à Guingamp. J’ai vu Los Angeles, Miami, Atlanta, Washington, Philadelphie, Seattle, Houston, et bien d’autres, mais New-York, c’est vraiment ma destination favorite. C’est vraiment nice , à l’automne. On peut se promener en t-shirt sur Fifth Avenue un soir, et le lendemain, voir Central Park se colorer de jaune et d’orange.

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Déambulant entre les stands de hot-dogs, je me faufilais à l’intérieur de la boutique Disney. Sur les étagères accrochées aux murs de couleur vive et dans des caisses s’entassent par centaines des peluches de toutes les tailles à l’effigie de Mickey, Simba ou Stitch. Même si la moitié des personnages m’est inconnue, j’aime bien venir ici, à l’instar de nombreux touristes, pour retrouver quelques minutes mon âme d’enfant, mais aussi pour voir les visages souriants des gens comme moi et les frimousses émerveillées des gamins face à leurs héros. Cet endroit dégage tellement d’ondes positives qu’on est obligé de s’y sentir bien. Ça doit être ça, la magie de Disney.

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Avant de sortir, je me saisis d’une peluche de Pua, le cochon du film Vaiana . Si je n’y connais pas grand-chose en cinéma d’animation, Céleste, en revanche, est une grande fan de Disney. Et vu qu’on se voit à Noël… Je me plaçais dans l’une des files menant aux caisses, attendant impatiemment mon tour, tout en réfléchissant. Demain, match au Yankees Stadium face à NYFC. Un match nul nous suffit pour nous assurer une place en playoffs, mais une victoire serait bonne à prendre pour dépasser Portland et prendre une option pour aller directement en demi-finale de conférence. Et si en plus Dallas avait le bon goût de perdre…

-Mister, please come here.

La voix de la caissière me sortit de mes pensées. Je m’approchais et croisait dans un éclair le regard de cette belle blonde à l’accent français craquant.

-Manon ?!

Après une seconde de réflexion, elle écarquilla les yeux.

-Nolan ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?
-Je pourrais te poser la même question.

Je n’en croyais pas mes yeux. J’avais devant moi Manon Ravailler elle-même. Tous les villages ont leur Manon. C’est cette ado aguicheuse, qui attire les regards et fait tourner les têtes, qu’on voit partout et surtout flirter avec les garçons. D’ailleurs, ça a été ma première copine. Comme bon nombre des garçons de notre tranche d’âge à Saint-Guichon. On ne s’était pas revu depuis l’été 2013 et mon départ pour la Guyane, 12 ans plus tôt. Elle avait bien changé. Elle avait grandi, son visage s’était affiné, et elle paraissait plus sage. Ses cheveux blonds étaient ramenés sur sa nuque en un chignon décontracté. Elle avait toujours les mêmes yeux bleus rieurs. Même dans son costume d’employé, avec sa chemise rose et son foulard ridicule, elle avait belle allure, avec sa silhouette élancée et son visage angélique.

-Bah comme tu vois, je travaille.
-Ouais, je vois ça… du coup, je vais peut-être pas m’attarder trop longtemps. Mais tu finis à quelle heure ? On pourrait se voir un peu plus tard pour prendre un verre et se raconter nos vies…

Une heure plus tard, nous étions attablés au comptoir d’un bar calme à l’écart des rues trop fréquentées. Autour de la Budweiser par laquelle je m’étais très exceptionnellement laissé tenter, on a refait connaissance. Elle m’a raconté comment, à 20 ans, elle a utilisé toutes ses économies pour se payer un billet pour Londres. Depuis, elle parcourt le monde, reste quelques mois dans une ville, travaille pour se payer son prochain billet d’avion, et déménage encore et encore, à la recherche d’elle ne sait trop quoi. Amsterdam, Dakar, Copenhague, Bangkok, Rio, Bogotá, Barcelone, Tel-Aviv, Séoul, Los Angeles… Je dis souvent que j’ai beaucoup voyagé, mais elle, elle est au niveau supérieur. Ça fait deux semaines qu’elle est à New-York et qu’elle occupe la job de ses rêves chez Disney. En plus de ça, elle a quelque chose comme 600000 abonnés sur Instagram, ce qui lui permet d’arrondir ses fins de mois. C’est vraiment plus la fille que j’ai connu quand j’étais ado. Comme si chaque kilomètre l’avait rendue un peu plus sage.

-Et toi, tu fais quoi, maintenant ?
-Je suis footballeur.

Et je lui racontais mes aventures, sans omettre le moindre détail. La Guyane, mon retour raté en Lorraine, la Gold Cup, le Québec, York, Chicago…

-Et tu te plais à Vancouver ? J’en ai entendu beaucoup de bien, je réfléchis à y aller.
-Ouais, c’est génial, comme ville. Et si tout se passe bien, d’ici quelques mois, je devrais obtenir la nationalité canadienne, ce qui me rendra éligible pour jouer la Coupe du monde l’an prochain.
-Waouh ! En tout cas, je suis super contente qu’on ait tous les deux réussi à s’enfuir de notre trou.
-Et en réalisant nos rêves, en plus de ça.
-Ouais… On a été si loin l’un de l’autre pendant si longtemps, on a vécu tant de trucs chacun de notre côté. Ça fait réfléchir sur le peu de choses qu’on est. Quelle probabilité il y avait que deux personnes originaires du même petit village dans un coin de la France se retrouvent 12 ans plus tard dans une grande ville comme New-York ?
-J’en sais rien. C’est vrai que c’est dingue. On n’est pas grand-chose, mais le monde est finalement pas si grand, quand on y pense.
-C’est vrai, plus on le parcourt, plus on le trouve petit. Tu te souviens, quand on était ados, nos soirées sur la colline ? Quand on y montait pour voir le train passer, en rêvant qu’il nous emmène très loin. Quand on rêvait de conquérir ce monde qui nous paraissait gigantesque. Et puis c’est sur cette colline qu’on a échangé notre premier baiser…
-Si je m’en souviens. C’était le bon temps.
-À l’époque, voyager, c’était mon plus grand rêve, mais ça m’avait toujours paru impossible. Qu’est-ce que je t’enviais quand t’es parti. Ça m’est arrivé quelque fois, après ton départ, de monter seule sur la colline, à la nuit tombée. Je regardais les étoiles, et j’aimais me dire qu’au même moment, chez toi, là-bas, tu regardais peut-être les mêmes. T’avais réussi. Et c’est là que j’ai compris que c’était possible.

Je réalisais alors que pour elle non plus, ça n’avait pas été facile. Chacun à notre façon, on a couru après un rêve qui nous paraissait impossible à réaliser, jusqu’à ce qu’on y arrive. Finalement, pour réaliser ses rêves, peut-être qu’il suffit juste d’y croire.

Elle but une gorgée de sa bière et s’essuya le coin de la bouche. Son regard était devenu brumeux, comme si de parler de ça avait réveillé quelque chose de triste en elle.

-C’est quoi, ton plus grand rêve ?

Je réfléchis quelques instants.

-Marquer le but de la victoire en finale de la Coupe du monde.
-Ah ouais ? Juste la gagner, ça suffirait pas ?
-Non… enfin si. Mais marquer ce but là, c’est symbolique. La finale de la Coupe du monde, c’est l’événement le plus suivi de la Terre. Toute la planète te regarde. Marquer le but de la victoire, c’est dire au monde comment tu t’appelles, devenir un héros national, inscrire ton nom dans l’histoire. Est-ce que Zidane serait Zidane s’il n’avait pas mis son doublé en 98 ? Ouais, je sais, c’est un peu égoïste, mais eh, nos rêves n’appartiennent qu’à nous.

Je me projetais un instant dans un futur dans lequel j’aurais accompli ça.

-Ouais, ce serait ça mon plus grand rêve. Et toi ?
-Moi, ce serait de partir m’installer dans les Caraïbes. Dans un petit village au bord d’une mer bleu turquoise. J’aurais un restaurant en planches peintes en jaune et vert, qui sentirait bon les épices et le soleil, à l’ombre des palmiers, avec vue sur la mer. Ça s’appellerait le TropiCasa. On servirait des plats locaux, le poisson du jour ramené par les pêcheurs au coucher du soleil. Et tous les soirs, avec mon chéri, on s’installerait sur la terrasse pour regarder le coucher de soleil en buvant un cocktail tropical. On n’aurait plus rien à foutre que le monde aille mal, on aurait juste à profiter de notre paradis. Un jour, ce sera à moi.

Je sentais l’émotion dans sa voix à mesure qu’elle me dépeignait son rêve dans les moindres détails, de la couleur des chaises à l’arrangement des bouteilles de rhum derrière le comptoir. Comme quoi, il n’y a pas que moi qui ai des rêves. On a tous des rêves différents.

-J’avoue, ça donne envie.
-Ouais, mais encore faut-il trouver le chéri.
-Oh, je gage que t’as pas trop de mal avec les mecs.
-Non, c’est pas un problème, mais en restant six mois dans chaque ville, on a jamais le temps de construire quelque chose. Les coups d’un soir, ça va bien cinq minutes, mais qu’est-ce que j’aimerais ça, avoir une vraie relation.

Son regard se perdit dans le mien.

-Je pourrais te rejoindre à Vancouver…

J’avalais ma gorgée de travers, à mi-chemin entre le rire et l’étouffement.

-Oulà, c’est ta combientième bière, au juste ?
-Je suis sérieux, Nolan. Je suis libre, j’ai aucune contrainte. Si je le veux, demain, je peux tout lâcher pour venir m’installer avec toi. On peut construire notre vie ensemble, là-bas ou ailleurs.
-Non, écoute, Manon. C’est juste pas possible. J’ai déjà une blonde, et toi, je t’ai pas vu depuis 12 ans. C’est comme si on se connaissait pas. Je suis flatté, mais je peux pas la lâcher comme ça, juste pour tes beaux yeux.

Elle baissa les yeux, sans doute mi-triste mi-honteuse.

-Allez, fais pas cette tête. Je vais te raccompagner chez toi, et si tu veux, on trouvera un moyen de garder le contact.

*****

Je me suis réveillé l’esprit confus, dans une pièce qui ne m’était pas familière. Allongée à mes côtés avec un drapeau des États-Unis en guise de couverture, Manon me faisait face de son dos nu. J’avais mal à la tête, et pendant un moment, j’ai pensé que j’étais dans un rêve. Puis des flashs de la veille me sont revenus. Des flashbacks en couleurs chaudes de son corps et de son visage. Je n’ai pas cherché plus longtemps à comprendre, je savais que je n’avais rien à faire là. Je me suis rhabillé en silence et en vitesse, et j’ai quitté son appartement de Hoboken, alors que de l’autre côté de l’Hudson River, le soleil jouait à cache-cache entre les grattes-ciels de Manhattan.

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Je n’en revenais pas de ce que je venais de faire. Je venais de tromper Céleste. Moi qui ait toujours condamné l’infidélité, je m’étais laissé aller, dans un moment de faiblesse. Une fois chez Manon, la tension était montée, je n’avais pas pu résister à ses yeux de chiens battus. De cet instant jusqu’à ce que je m’endorme, je n’ai plus eu qu’elle en tête. J’ai l’impression d’avoir été manipulé. C’était un jeu pour elle. Un regard avait suffi pour qu’elle fasse de moi sa chose. J’ai laissé mes fantasmes d’adolescent prendre le dessus.

J’avais honte. J’étais rongé par le remord. Je me sentais sale. Est-ce que je devrais le dire à Céleste ? Probablement pas. Mais si elle l’apprenait ? Et puis il y a Manon ; je venais de la quitter à l’anglaise après cette nuit volée en sa compagnie, alors qu’on ne s’était pas vu depuis des années. Cette fille, c’est quand même une amie d’enfance. J’espérais qu’elle comprendrait, qu’elle ne m’en voudrait pas, et qu’elle aurait l’intelligence de se faire discrète. Après tout, elle sait que j’ai une blonde. Mais merde, quoi, qu’est-ce que j’ai fait ? Est-ce que je peux encore me regarder dans la glace après ça ? Est-ce que je peux continuer à vivre comme si de rien n’était ? Et le pire, c’est que malgré les remords, j’y trouvais quand même au fond de moi une certaine fierté, à avoir accompli pour la première fois de ma vie cet acte prohibé. Le frisson de l’interdit. Bordel, je suis devenu un gros con.

Et maintenant, me voilà en galère dans une banlieue de New-York, à essayer de retrouver le chemin de l’hôtel. On a un match aujourd’hui, ça ferait pas sérieux d’arriver en retard au petit-déjeuner. Même si le staff n’est pas très regardant, ça m’étonnerait qu’on voit d’un très bon œil le fait que j’ai passé la nuit à l’extérieur. C’est un coup à se retrouver sur le banc. Faut espérer que personne n’ait remarqué mon absence. Espérer que je n’ai pas tout gâché.

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La suite vite !:wink:

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Je me suis tout fait d’une traite ! C’est exceptionnel mon gars ! T’as un vrai talent de narrateur ! Vivement la suite j’adore ! :heart_eyes:

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Je me réveille, je m’entraîne, je mange, je check la boîte aux lettres, vide, je m’endors.
Les jours se suivent et se ressemblent.
Je me réveille. Je m’entraîne. Je mange. Je check la boîte aux lettres, toujours vide. Je m’endors.
Toujours le même schéma.
Réveil. Entraînement. Repas. Boîte aux lettres vide. Dodo.
Comme l’inexorable course du soleil dans le ciel. Toujours la même routine, jour après jour. La boîte aux lettres reste désespéramment vide. Je regarde ma montre. Je m’agace. Je reproche aux minutes de s’écouler trop vite. Je voudrais que les journées soit plus longue, histoire de laisser plus de temps à Postes Canada pour acheminer le courrier.

Je viens de fêter mes 28 ans. On est dans le sprint final des championnats européens, le mois de mai est déjà entamé, et avec lui va arriver la date fatidique du 14 mai, date limite des sélectionneurs pour annoncer leur liste préliminaire pour la Coupe du monde. Depuis mon arrivée à Vancouver, je ne l’ai jamais caché et je le répète à qui veut l’entendre : je veux jouer la Coupe du monde 2026 avec la Team Canada. Il y a juste un problème : je ne suis pas Canadien. Enfin, pas encore. J’ai reçu il y a déjà un petit moment l’avis d’acceptation de ma demande de citoyenneté par Immigration Canada. Mais je n’obtiendrai officiellement la nationalité qu’après une cérémonie de citoyenneté. Et si cette cérémonie tombe après le 14 mai, c’est mort. Ces derniers temps, cette histoire a viré à l’obsession. Je vais peut-être voir mon plus grand rêve de ma vie me passer sous le nez à cause de la lenteur de l’administration et du courrier. Sans parler des mauvais souvenirs que ça réveille : je sens encore la blessure de la première fois que j’ai essayé d’obtenir une deuxième nationalité au dernier moment pour jouer une compétition internationale.

Ma non-nationalité semble être le seul obstacle. Pour la troisième année consécutive, je truste le podium du classement des buteurs de la MLS, finissant même deuxième au trophée de MVP de la saison dernière. Si j’étais Canadien, j’aurais été appelé sous les drapeaux depuis longtemps. Le problème, c’est que maintenant, avoir la nationalité à temps ne va peut-être pas suffire. J’ai reçu il n’y a pas très longtemps un appel de Owen Hargreaves, le sélectionneur. Il m’a rassuré en me disant qu’il suit mes performances de près, mais qu’il ne peut pas me garantir une place dans l’équipe.

-Le problème, c’est qu’on a déjà un groupe bien en place, qui vit ensemble depuis plus de deux ans maintenant. C’est difficile de sélectionner pour la Coupe du monde quelqu’un qui n’a jamais été sélectionné auparavant. Toi, t’as jamais été appelé avec l’équipe, t’as pas d’expérience internationale, tu prendrais la place d’un autre… J’y réfléchirai sérieusement, mais je peux rien te garantir.

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Rien n’est fait, d’autant plus que ma sélection potentielle n’est pas du goût de tout le monde. Sur les réseaux sociaux, j’ai vu certains supporters s’inquiètent de voir débarquer un étranger dans l’équipe, laissant des commentaires amers du genre « Si il est si bon que ça, qu’il joue pour la France », ce qui n’est pas sans me rappeler mes premiers contacts avec le public guyanais. À courir après une nouvelle nationalité, j’en avais presque oublié que j’étais Français, à la base. Ça fait un bail que j’ai arrêté de suivre le foot français. Sérieux, la moitié des noms des listes de Pascal Dupraz me sont totalement inconnus.

De toute façon, aujourd’hui, je me sens bien plus Canadien que Français, et à choisir, je préférerais jouer pour l’unifolié. La France, pour sûr, ça reste attractif malgré leur élimination en phase de poule en 2022. Mais le Canada n’a pas grand-chose à leur envier. Le plan de développement suivi depuis la fin des années 2010 commence à porter ses fruits : les joueurs canadiens s’exportent de mieux en mieux en Europe, et les résultats sont là, avec notamment la victoire en Gold Cup en 2025. On a toutes les raisons d’espérer un beau parcours.

J’étais particulièrement préoccupé en cette belle soirée de printemps. Pour me changer les idées, j’avais décidé de sortir quelques heures de ma résidence de North Vancouver pour aller me promener un peu. Ayant un ballon dans mon sac à dos Fjällräven, j’ai profité de la douceur de la soirée pour jouer un peu sur le synthétique de Jones Avenue.

Qu’est-ce que j’aime ça, taper dans le ballon seul. Redevenir quelques minutes un simple amateur de foot. Jouer sans être observé par qui que ce soit, anonyme sur ce terrain de banlieue sur lequel se projette l’ombre de Grouse Mountain. Là-haut, la cabine du téléphérique est en train de finir sa dernière rotation de la journée.

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Les dernières lueurs du jour laissent place à la nuit rendue pâle par les lumières de la ville. Une heure durant, j’ai frappé dans le but vide, m’imaginant marquer le but de la victoire pour le Canada en finale de la Coupe du monde. Me disant qu’il faudrait que je ne tarde pas trop à rentrer, alors que je m’amusais à fêter un but, j’ai vu une étoile filante traverser le ciel. Une voix dans ma tête a dit « Tout va bien se passer », et je suis rentré chez moi.

Le lendemain matin, en ouvrant ma boîte aux lettres, j’ai eu la surprise d’y découvrir une lettre marquée du logo d’Immigration Canada.

Les mains tremblantes, le cœur palpitant, j’ai pris une grande respiration et j’ai déchiré l’enveloppe. Ma vie se jouait maintenant. J’ai parcouru en diagonale le texte m’annonçant ce que je sais déjà, à savoir que ma demande de nationalité a été acceptée, pour sauter directement à la partie qui m’intéressais :

vous annoncer que vous êtes convié à la cérémonie de citoyenneté du 12 mai 2026 qui se tiendra au Centre de conférences de Vancouver, au cours de laquelle vous deviendrez officiellement citoyen Canadien.

Mes yeux revinrent plusieurs fois sur la date indiquée. 12 mai 2026. Je poussais un énorme soupir de soulagement et serrais les poings en souriant. Le rêve était encore vivant.

Je suis officiellement devenu citoyen Canadien dans la matinée du 12 mai 2026, lorsque, après avoir prêté serment en compagnie de dizaines d’autres personnes, une présidente de cérémonie vêtue d’une robe de juge m’a remis mon certificat de citoyenneté. J’étais ému. C’était la fin d’un long parcours, et l’aboutissement de quelque chose qui me tenait à cœur. Ça y est, je n’étais plus un étranger dans ma patrie d’adoption. J’étais devenu un membre de la famille.

Deux jours plus tard, de retour de l’entraînement, je me suis posé devant TSN pour regarder l’annonce de la liste par Hargreaves. J’étais fébrile, et à vrai dire, pas très confiant ; Hargreaves ne m’avait pas appelé, comme je pensais qu’il était coutume de faire lorsqu’on sélectionne un joueur. Pour maintenir le suspense, mais aussi sans doute par peur d’être déçu trop vite, je n’ai pas non plus ouvert ma boîte mail dans laquelle se trouvait peut-être déjà un courriel de convocation. Je voulais vivre ce moment en direct, comme le supporter que j’étais encore. Devant un mur rouge rempli de sponsors, face aux flashs crépitants des journalistes, Hargreaves s’est mis à énoncer les joueurs, poste par poste. Les secondes et les noms des joueurs s’égrenaient. La tension devenait insoutenable à mesure que se rapprochait la liste des attaquants. Puis ce fut le moment tant attendu :

Attaquants : Alphonso Davies, …

Bon, au moins, Phonzy serait bien là. C’est cool pour lui.

… Lucas Cavallini, Cyle Larin, Jonathan David, et…

Suspense.

…Brandon Cambridge.

Non.

Je me pris la tête dans les mains. L’histoire était si belle, comment ça peut se finir ainsi, si soudainement ? Pourtant, c’était écrit que j’allais la jouer, cette Coupe du monde. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

NON !

Bien, voici les 23 joueurs retenus pour la Coupe du monde. Toutefois, le soccer est un sport imprévisible, et peut-être certains joueurs de cette liste seront-ils contraints de déclarer forfait pour la compétition, c’est pourquoi je vais maintenant vous donner la liste des 12 réservistes.

Je relevais la tête. Le rêve n’était peut-être pas mort.

Ces 12 réservistes s’entraîneront avec nous jusqu’au 1er juin, date limite pour soumettre la liste définitive de 23 joueurs, mais ne verront leur statut évoluer qu’en cas de forfait de l’un des 23 joueurs sélectionnés.

Et ça recommença. Hargreaves refit le tour de chaque poste pour donner d’autres noms. Moins nombreux, cette fois. Cette deuxième liste, c’était le dernier fil qui refusait de céder. C’était maintenant ou jamais.

Attaquants : Nolan Beauregard, et Theo Bair.

Une fois encore, je serrais les poings et poussait un grand soupir de soulagement. Cette place de réserviste, ce n’était ni une bonne ni une mauvaise nouvelle, mais ça avait le mérite de maintenir le rêve en vie.

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Trois jours plus tard, j’ai donc volé direction Toronto, quittant Vancouver en espérant revenir le plus tard possible, conscient que malgré mon statut, j’étais peut-être à l’aube de vivre la plus grande aventure de ma vie. C’est en Ontario que Canada Soccer a posé ses quartiers pour la préparation d’avant-mondial, dans la banlieue de Toronto, à Downsview Park, un grand parc urbain avec un complexe sportif et un centre résidentiel dans lequel va loger l’équipe.

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Toute l’équipe s’est retrouvé là-bas un beau matin. C’était comme dans les vidéos qu’on voit à la télé : les joueurs qui se font déposer à tour de rôle en taxi sous l’œil des caméras à l’affût du moindre détail, dans un manège bien rodé. Tu leur adresses un signe de la main, et tu pousses la porte du bâtiment. Tu te retrouves au milieu de mecs que t’admires, même si ils font le même boulot que toi. T’as toujours rêvé de faire partie de leur gang qu’on appelle la Team Canada, dont t’as pas raté un seul match depuis des années. Tu te sens un peu seul au début parce que t’es le seul qui connaît personne d’autre que tes (ex-)coéquipiers aux Whitecaps. Puis on t’aborde, le courant passe vite avec quelques uns. Tu serres des mains, tu rencontres des gens, t’es rendu admiratif devant des mecs qui ont joué la Ligue des Champions, vous vous rappelez en rigolant la fois où toi et un autre vous avez failli en venir aux mains lors d’un match de CPL il y a longtemps. Ça te rappelle vaguement ta première rencontre avec la sélection de Guyane. Pourtant, tu sais que dès demain, ce sera la guerre contre eux ; t’es réserviste mais t’es décidé à laisser personne te marcher sur les pieds.

Puis quelqu’un dans ton dos te tape sur l’épaule. Tu te retournes. C’est Alphonso, bien évidemment. Tu lui fais une accolade et un check à la noix. Tu repenses à cette conversation que vous avez eu sur le parvis du BC Place un jour de fête nationale en 2018. Vous vous êtes pas beaucoup vu depuis, juste une fois par-ci par-là lorsqu’il passe à Vancouver, mais vous vous parlez souvent sur les réseaux sociaux. Il t’as pas oublié, et toi non plus. Tu sais que tu serais pas là sans lui. Tu sais que votre vieux rêve est sur le point de se concrétiser. Mais tu peux pas t’empêcher de faire un peu d’humour cynique, parce que à partir de maintenant, ton pote, c’est ton pire ennemi.

-Frère, je suis réserviste. Tout ce que je souhaite, c’est que tu te blesses pour prendre ta place.

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La musique de la FIFA, poussée à plein volume sur la sono du stade, se mit à résonner, me secouant les tripes. Menés par le corps arbitral, les deux équipes se mirent en branle. Dans les deux files, les encouragements fusèrent, tentant de couvrir le bruit des crampons sur le sol bétonné du couloir. Après de longues secondes, nous émergions enfin du couloir dans le monument qu’est le McDonald’s Stadium de Los Angeles. Un immense stade oval recouvert d’un toit en verre, et dont le terrain est dominé par un écran géant en forme d’anneaux. Elle est là, devant nous, posée sur son socle. Nous passons devant en silence. On a longuement été briefé par un délégué de la FIFA qui nous a demandé, lors de notre entrée sur la pelouse, de ne pas la regarder, d’avoir le regard fixé droit devant, pour que ça rende mieux pour les caméras, pour qu’on renvoie une image de guerriers. Mais je ne résiste pas, je tournais la tête vers la forme reconnaissable entre mille du trophée doré, brillant aux éclats.

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Je l’ai si souvent vu en photo ou à la télé, je me suis parfois imaginé la soulever. L’objet le plus convoité par n’importe quel footballeur. Et je n’en suis qu’à quelques centimètres. Je peux tendre le bras pour la toucher, histoire d’assurer la chose, de déposer à jamais mes empreintes sur la surface brillante. Mais il paraît que ça porte malheur. Et ce serait tricher. Je veux le toucher parce que je l’ai gagné. Je me ressaisis et lève les yeux vers les tribunes. 100 000 spectateurs colorent déjà les gradins de rouge et de jaune. Et en ce moment, plus d’un milliard doivent être derrière leur poste de télévision. Le monde entier va nous regarder. Je me sens minuscule en me disant ça. Je tremble. Mon cœur bat à 100 à l’heure. Allez Nolan, ne te laisse pas dépasser par l’événement. Garde en tête que ce n’est qu’un match de foot.

Ce match, c’est la conclusion d’un mois au cours duquel trois pays ont vécu au rythme de la compétition. La Coupe du monde, c’est une grande fête, animée par les millions de supporters venus de tous les horizons. C’est également une belle aventure à vivre en tant que joueur. Mais c’est aussi plein de petites histoires peu reluisantes en coulisses, souvent provoquées ou arrangées par une liasse de billets verts. Même quand on est joueur, on en voit passer énormément. C’est des scandales étouffés, des drames cachés, des choses qu’on ne dévoilera jamais. C’est bien loin de la vision innocente du spectateur un peu naïf que j’étais encore il y a peu. Même moi, je ne suis plus tout blanc. C’est impossible de le rester lorsqu’on participe à une Coupe du monde. Ceux qui l’ont vécu savent de quoi je veux parler. Bien plus encore qu’en temps normal, il se passe des choses que le public ne veut pas savoir. Je chasse ces sombres pensées de ma tête. Je suis là pour jouer au foot. Pour jouer le plus grand match de ma vie.

Il me revint des souvenirs de mes 8 ans, lorsque, un soir de juillet 2006, après une finale perdue contre l’Italie, encore en larmes, je m’étais intérieurement promis que je gagnerais la Coupe du monde un jour.

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J’ai toujours pensé que si ça devait arriver, ce serait avec la France. J’ai grandi avec le mythe de France 98, j’ai regardé des dizaines de fois la VHS de la finale face au Brésil, celle que toutes les familles de France gardent quelque part dans leurs greniers. Au fond de moi, j’ai toujours su que j’arriverais là un jour. Même si j’ai longtemps pensé que je ne deviendrais jamais footballeur.

Nous nous alignons de part et d’autre de la ligne médiane, devant les immenses drapeaux déployés sur le terrain. On joue d’abord l’hymne brésilien, repris en chœur par la moitié du stade, et conclu par une partie A cappella , comme c’est désormais la tradition lors des matchs de Coupe du monde de la Seleçao. Puis c’est notre tour. Les premières notes de O Canada résonnent. L’émotion est palpable. Le bruit d’une foule qui chante avec son cœur envahi le stade. Je n’entends même pas ma propre voix.

Je ferme les yeux et je profite de l’instant. Je repense à mon premier O Canada avec ce chandail rouge sur les épaules, lors de notre match de préparation face au Mexique, quelques jours après que la blessure de Lucas Cavallini ne me permette d’être repêché dans la liste des 23.

Les dernières notes se noient dans les vivats de la foule. Ils sont nombreux, nos partisans, à avoir descendu l’Interstate 5 pour assister à ce moment historique. On va jouer à domicile, ce soir. La clameur est tellement impressionnante que même les supporters Brésiliens, pourtant au moins aussi nombreux, sont contraints au silence.

Pendant la photo d’équipe, je repasse dans ma tête les événements des derniers mois. Des dernières années. Je vois ma vie défiler. Je n’ai jamais gagné de titre. Je n’ai même jamais participé à une finale. Comment moi, petit joueur de MLS passé par bien des aventures, je peux me retrouver ici maintenant, sur le point de jouer une finale de Coupe du monde ? Et dire que le point de départ de tout ça, c’est un déménagement quand j’avais 15 ans.

C’est pourtant en tant que remplaçant que j’ai débuté la compétition. Notre aventure a débuté au Stade Olympique de Montréal par un match contre la Suède. On était vachement stressé par cette game, l’histoire du soccer canadien reposait sur nos épaules. Tout le monde était un peu tétanisé, ce qui a donné lieu à un match plutôt fermé. Sur le banc, on était tous excités comme des puces, à nous lever dès que la balle s’approchait un peu de la surface, encouragés par la clameur du public dans notre dos. On était tous debout à se tenir par les épaules lorsque Bryss McLeod s’est élancé pour tirer un coup-franc à 20 mètres au bout du temps additionnel. On a vu la balle s’élever dans les airs, passer au-dessus du mur, redescendre sous la barre. On a vu le filet se tendre et le public se lever. Et là, on a tous pété les plombs. C’était le but de la délivrance, qui nous a tous fait exploser de joie. On a envahi le terrain pour aller se jeter sur le buteur, conquis par un bonheur fou. Même si je n’ai pas joué ce match, ça reste l’un des moments les plus forts que j’ai vécu de ma vie.

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J’ai joué mes premières minutes de la compétition face à la Tanzanie. Une victoire facile 3-0. Mon premier but, je l’ai mis en seizièmes de finale contre le Cameroun. Gagnant ma place de titulaire tout en faisant connaître mon nom au monde, j’en ai inscrit deux autres. À travers le continent, le public était tout le temps formidable. Avant le début du tournoi, on ne savait pas trop à quoi s’attendre, mais il y avait une vraie ferveur autour de nous, si bien que où qu’on aille, on jouait toujours à domicile. Alphonso et moi faisions toujours une petite chorégraphie lorsque l’un de nous marquait. Elle n’a pas tardé à devenir culte. Enfin lui et moi jouions sous le même maillot. C’est comme si on avait attendu ce moment toute notre vie. Sur le terrain comme en dehors, on s’entendait tellement bien. Dans son ensemble, l’alchimie du groupe était géniale. On se sentait inarrêtables. Déjouant les pronostics, on a éliminé successivement les Pays-Bas, l’Angleterre, et on s’est même payés l’Argentine en demi-finale. Et nous voilà maintenant face au légendaire Brésil pour la finale, avec ses stars telles que Lincoln Henrique, Vinícius Júnior, et l’inévitable Rodinho, du haut de ses 19 ans, futur Ballon d’Or, à ce qu’on dit.

Le coup d’envoi va être donné dans quelques secondes. Chacun rejoint son poste. Je donne une dernière tape dans la main d’Alphonso, qui me répond par un clin d’œil. Lui comme moi, on sait que dans deux heures, on sera champions du monde. C’est écrit, elle nous revient, cette coupe. Ce soir, on va rapporter une étoile au Canada. L’arbitre porte le sifflet à sa bouche, et donne le coup d’envoi, dans une ambiance folle.

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L’heure de jeu. Les premiers changements s’effectuent. Les joueurs sortants quittent le terrain la tête basse, déçus de n’avoir pas pu apporter leur contribution dans un tel match. Après un mois de compétition, les organismes commencent à se fatiguer. C’est maintenant qu’il faut être fort mentalement. Vu la physionomie du match, tombé dans un faux rythme depuis la reprise, le premier but sera sans doute décisif. Personne ne veut prendre le risque de trop. Les deux équipes se craignent. À ce moment-là, se jeter à l’attaque, ce serait suicidaire. La seule chose à faire, c’est être patient. C’est pas un match passionnant pour les attaquants ; je me retrouve tout seul face à l’arrière-garde brésilienne sur les rares ballons qui arrivent dans mes pieds, sans possibilité d’avancer plus loin, les latéraux refusant de prendre le risque de monter. Je n’ai eu qu’une seule occasion en première mi-temps, une frappe de loin qui a rasé le poteau. Chaque début d’action fait passer un frisson dans tous les corps. Les émotions sont décuplées. Mais il ne se passe rien. Le soleil se couche sur Los Angeles, et la partie est toujours aussi indécise.

Le ballon sort en touche, une fois de plus. Je m’approche d’Alphonso.

-Phonzy, t’es-tu correc’ ?
-Yup, bro.
-Écoute, leur arrière droit a pas l’air en forme, il a les mains sur les genoux depuis sa montée de tout à l’heure. La prochaine fois que je reçois la balle, réfléchis pas, fonce et je te la donne. Avec ta vitesse, tu vas le griller sans problème.

Il me fit signe qu’il avait compris tandis que la balle fut remise en jeu. Le ballon tourne dans nos pieds au milieu du terrain, sans perspective de le voir approcher la surface. Samuel Piette me sert, dans le rond central. Je sens Thiago Maia arriver dans mon dos, comme à chaque fois que je reçois la balle depuis le début du match. Je l’élimine d’un contrôle orienté, et sans me poser plus de questions, je met une passe sur ma gauche. Je vois la balle rouler sur la pelouse, priant pour qu’elle ne finisse pas en touche. Et là, Alphonso s’en empare, lancé comme une fusée. Comme prévu, il élimine sans difficulté l’arrière-droit brésilien, qui tombe à la renverse. Surpris, les Brésiliens restent statiques.

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C’est pour maintenant. Je fonce en direction de la surface de réparation. Un arrière central ayant repris ses esprits un peu plus vite arrive en renfort pour fermer l’espace, me laissant du coup libre de tout marquage. J’arrive au niveau de l’arc de cercle de la surface lorsque Phonzy centre à l’aveugle du pied gauche. Je fonce. La balle, à mi-hauteur, arrive au niveau du point de penalty. Plus le temps de réfléchir. Je saute vers l’avant. Lévitant un mètre au-dessus du sol, je ferme les yeux tandis que mon front donne un grand coup dans le ballon.

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Je les ré-ouvre tandis que j’atterris à plat ventre sur le sol. Je constate que j’ai parfaitement croisé ma tête plongeante. Le ballon retombe au sol en prenant la direction du but. Je capte un instant le regard du gardien qui plonge pour tenter de le dévier. Il touche le cuir du bout des doigts. La balle ralentit mais ne s’arrête pas. Elle continue sa course à vitesse réduite, et finalement, elle franchit la ligne, allant lentement s’échouer dans le petite filet.

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J’entends une grande clameur descendre des tribunes. Je sens une sensation de chaleur m’envahir. J’ai le cœur qui brûle. Je me relève et je fonce vers le poteau de corner. Tout sourire, je me jette dans les bras de Davies. On tombe au sol comme deux gamins, croulant bientôt sous le poids de nos coéquipiers venus nous rejoindre. Je sombre un moment dans l’euphorie. Tabarnak, je viens de marquer en finale de la Coupe du monde !

En me relevant, je souris en pensant à mes anciens coéquipiers de Saint-Guichon. Ça doit être de la folie au village, en ce moment. En attendant, je regagne le rond central le cœur léger. Je suis sur le point de réaliser mon plus grand rêve. Allez, garde la tête froide, il reste une demi-heure à jouer.

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Depuis quelques minutes, l’atmosphère est étouffante. Le Brésil met la pression, c’est un véritable siège que nous subissons depuis la 80è. Il n’y a plus un seul de nos joueurs dans la moitié de terrain adverse ; à quoi bon ? Le ballon fait des aller-retours incessants entre notre surface de réparation et le rond central. Sam Adekugbe contint parfaitement une énième montée du latéral Brésilien, mais ne put mieux faire que de concéder le corner. Descendu aux abords de la surface pour soutenir l’effort défensif, je me plaçais au premier poteau, jetant un œil anxieux au tableau d’affichage. Il ne restait qu’une minute dans le temps additionnel. Quelque chose remua dans mon ventre, et je m’autorisais un très discret sourire. Dans une minute, on sera champions du monde. Notre première étoile nous tend les bras. Le public le sentait et nous encourageait plus fort que jamais. Nous étions portés par les voix de 50 000 personnes.

Le corner fut tiré rentrant par le pied gauche de Paulo Souza. Le ballon monta très haut dans les airs. Une tête brésilienne. Une épaule canadienne. On réclame un penalty. L’arbitre ne bronche pas.

Les jaunes qui gardent le ballon dans la surface. Les rouges qui taclent et qui pressent. Un ballon piqué. Une puissante tête croisée de Rodinho. Alessandro Busti reste figé sur sa ligne. Je tends la jambe droite et je repousse le cuir sur la ligne. Le public m’acclame. Je ressens un intense soulagement au fond de moi. Cette fois, c’est sûr, elle est pour nous ! Plus que quelques secondes ! Samuel Piette a juste à shooter un gros coup pour la dégager très loin et entériner notre victoire. S’il te plaît, Sam, fais pas le con. Non, qu’est-ce que tu fais, ne foire pas ton contrôle maintenant !

Trop tard.

Je vois Diego Fosto sortir de nulle part. Je le vois armer sa frappe. Un boulet de canon passe à ma gauche et finit sous la barre. Je tourne la tête, je vois le ballon s’échouer dans les filets. Je tombe à genoux. Je m’écroule face contre terre. J’entends le public brésilien exploser de joie. J’entends les cris de victoire de nos adversaires. Je n’ai pas la force de me relever. On en était si proche.

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Les trois coups de sifflet résonnent sous le plafond de verre. 1-1 après 120 minutes. Cette Coupe du monde se jouera aux tirs au but. Après le coup de massue qu’on a pris au bout du temps additionnel, c’est déjà un exploit qu’on ait réussi à tenir pendant toutes les prolongations ; il faut être très fort mentalement pour s’en relever immédiatement, et pourtant, Dieu sait qu’on a pas le goût de repartir quand un truc pareil nous arrive. Je me rapproche du banc de touche. Je saisis une gourde. Je tape quelques mains. Je regarde les tribunes, pensif. Le coach fait sa liste de tireurs. Il veut me faire tirer en troisième. Je sens que je vais me chier dessus. J’accepte ; c’est pour la nation. L’arbitre lance deux fois sa pièce dans les airs. Le Brésil gagne les deux tirages au sort. Ils vont tirer en premiers et devant leur kop. Nous nous alignons dans le rond central, bras dessus bras dessous. Dans 10 minutes, l’une des deux équipes sur la pelouse sera championne du monde.

Rodinho tire. 1-0.

Nous encourageons silencieusement Cyle Larin, notre premier tireur.

Larin tire. 1-1.

Vitinho tire. 2-1.

Phonzy tire. 2-2.

Vinícius Júnior tire. 3-2.

C’est mon tour. Je quitte le rond central d’un pas tremblant. Je marche lentement vers le point de penalty. Je me fais huer par les supporters Brésiliens. Je ne les regarde pas. Je me saisis du ballon. Je le place sur le point de penalty et je recule de quatre pas. Le monde entier a les yeux braqués sur moi. Je n’ai encore aucune idée de ce que je vais faire. Ils se sont probablement préparés à l’éventualité d’une séance de tirs au but. Ils doivent savoir que je les tire toujours sur ma gauche, sur la droite du gardien.

Les penaltys, ce sont de beaux buts car ils sont beaucoup plus difficiles à mettre qu’il n’y paraît. Il faut supporter le regard de milliers de spectateurs, et les beuglements d’une foule hostile pour peu que le match se joue à l’extérieur, il faut tirer assez fort pour surprendre le gardien, mais pas trop pour ne pas que la balle s’envole, il faut placer le ballon pour le mettre hors de portée du portier qui est mine de rien très proche et à l’affût du moindre indice. Quoi qu’on en dise, c’est un duel qui ne se joue pas qu’avec le gardien, mais avec tout l’environnement, et dans ce contexte, c’est beau de parvenir à envoyer la balle dans le petit filet. Mais un penalty, aussi bien tiré soit-il, ce sera toujours moche a la télé. La télé ne rend pas justice à la beauté d’un péno. Un penalty bien tiré, c’est une œuvre d’art que seul le tireur peut apprécier. À quelques exceptions près.

L’arbitre siffle.

Il me revient une image de la finale de 2006. La panenka de Zidane. Une œuvre d’art unanimement reconnue. C’est la finale de la Coupe du monde. C’est le moment de surprendre, à la manière d’un Zidane face à l’Italie. Après tout, j’étais Français avant d’être Canadien.

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Je m’élance.

Je frappe dans la balle. Elle s’en va vers le côté droit.

Le gardien part du mauvais côté. Comme prévu.

J’esquisse un sourire.

Je suis la balle des yeux.

La balle frappe l’extérieur du poteau.

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Derrière le but, le public brésilien se lève et crie sa joie.

Je tombe à genoux et je me prends la tête dans les mains.

Pas ça, Nolan. Pas ça, pas maintenant, pas après tout ce que tu as fait.

Lentement, je me relève et me remet en marche vers le rond central, tête baissée, la peur au ventre à l’idée d’affronter le regard coupable de mes coéquipiers. J’avais la tête vide. Je n’entendais même plus les bruits autour de moi. Je ne remarquais même pas mon adversaire s’en allant à son tour tirer son penalty. Je ne l’ai même pas vu inscrire le but du 4-2.

Teibert tire. 4-3.

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Neymar s’élance. Je ne veux pas voir ça. Assis dans le rond central, je me retourne pour faire face à la moitié de terrain vide et au public canadien. Derrière moi, j’entends une énorme clameur. La solitude m’envahit. Le rêve se brise. Ça fait d’autant plus mal que je ne suis pas sûr d’être là pour la prochaine. Dans 4 ans, j’aurai 32 ans. C’est long, 4 ans, surtout quand on sait que quelques secondes peuvent suffire à briser une carrière.

Je ferme les yeux et me met à pleurer. C’est fini. Le rêve est terminé.

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