Je me suis présenté aux alentours de midi au Royal Amazonia, un hôtel 4 étoiles de la périphérie de Cayenne, visible depuis l’appartement. Flambant neuf, il était censé accueillir l’équipe de France avant la Coupe du monde au Brésil dans le cadre du projet Guyane Base Avancée, et c’est en partie à cause du retard des travaux que les Bleus ne sont finalement jamais venus en Guyane, suite aux propos de Didier Deschamps qui avait qualifié les installations de « scabreuses ».
Vu de l’extérieur, l’endroit, bien que neuf, ne payait pas de mine. Avec son architecture très sobre et ses murs blancs et roses, le bâtiment ressemblait aux innombrables résidences qu’on voyait dans les parages. Le hall, fruit d’une architecture sans fantaisies et très géométrique, était décoré avec des fauteuils moches, des plantes en pot, et des tableaux sur les murs. De l’autre côté, par la baie vitrée donnant sur l’arrière, je distinguais une piscine creusée aux formes arrondies, entourée de parasols et de transats inoccupés.
L’endroit semblait désert, et je dus même taper un coup sur la sonnette pour qu’un réceptionniste ne se présente à l’accueil.
-Bonjour, je cherche la sélection de Guyane.
-Ah, désolé, c’est interdit aux supporters. Les joueurs et le staff uniquement.
Je compris sans mal sa méprise. J’étais encore affublé du t-shirt de l’Externat, dont je venais de sortir à l’issue de la dernière matinée de cours de l’année scolaire, et avec mon sac Eastpack dans lequel se mêlaient manuels scolaires et affaires de foot, je devais avoir l’air d’un ado paumé espérant rencontrer les joueurs. Je lui tendis ma convocation et il se confondit immédiatement en excuses.
-Salon Madras. C’est par ici, suivez les panneaux.
dit-il en me désignant un couloir. Les panneaux en question étaient deux pauvres feuilles scotchées sur un mur, avec le logo de la Ligue, l’inscription « Sélection de Guyane » et une flèche indiquant le chemin à suivre. N’empêche, un rassemblement dans un hôtel, pas de membre de la Ligue pour accueillir les joueurs… une chose est sûre, c’est pas Clairefontaine. Je n’ai même pas eu le moindre contact avec le staff technique depuis ma convocation, j’en étais même à me demander si la lettre m’était bien destinée.
Au bout du couloir se trouvait une porte entrouverte d’où émanaient des voix. Dans quelques instants, j’allais entrer dans un autre monde, dans l’intimité d’une équipe nationale. J’étais impatient, mais surtout très anxieux. Avec tout le battage médiatique causé par ma sélection, je ne savais pas comment j’allais être reçu. En fait, j’avais même failli ne pas venir.
Tout était parti d’une interview donnée à l’entraînement, le jour même où j’ai appris ma sélection. Un journaliste de France-Guyane était venu au stade et m’avait posé quelques questions, « pour que le public apprenne à me connaître », disait-il. J’y parlais notamment de mes origines lorraines, de mon attachement à l’ASNL, et de la façon dont je m’étais retrouvé en Guyane et au Sport Guyanais. Le lendemain, j’avais ma photo sur la page des sports et un article racontant mon improbable ascension jusqu’à la sélection. C’est le surlendemain que tout a commencé à aller mal. Auparavant, personne n’avait réagi à ma sélection, aussi surprenante soit-elle. Mais dès la sortie de l’article, le courrier des lecteurs et l’espace commentaires du site web du journal se sont retrouvés inondés de messages haineux, certains avec une connotation raciste à peine masquée, clamant haut et fort que je n’avais rien à faire dans la sélection, n’étant pas Guyanais. Depuis, la Guyane est divisée par ce qu’on appelle maintenant « le cas Beauregard », qui a lancé un débat identitaire, posant une question dont la réponse est floue : c’est quoi, être Guyanais ? Il est vrai qu’en l’absence d’une nationalité guyanaise, la question mérite d’être posée, et moi-même, je me demandais si j’étais bien légitime à représenter la Guyane.
Depuis que je me suis retrouvé bien malgré moi au cœur de l’affaire, je suis devenu une sorte de célébrité locale. J’ai reçu des menaces, et à plusieurs reprises, je me suis fait violemment insulter par des passants dans la rue. Il y a même eu cette fois, au marché, où j’ai été empêché de monter dans le bus pour rentrer à l’appartement par quatre ou cinq passagers qui me traitaient de « sale Blanc ». C’est ce jour-là que j’ai compris que ce n’était pas qu’un problème d’être Guyanais ou non, mais également un problème de couleur de peau. J’ai découvert le côté raciste de la Guyane.
J’ai été contraint d’abandonner mes habitudes et de restreindre mes déplacements à l’itinéraire entre l’appartement et le lycée, que je ne faisais plus qu’en voiture. Je n’allais plus au marché, ni aux entraînements, et j’avais décidé de renoncer à la sélection, de ne pas me présenter le jour de la convocation. Quand je n’étais pas au lycée, je m’enfermais dans ma chambre, et je ruminais quelques noires pensées en pleurant silencieusement de tristesse et de rage. J’étais en train de déprimer parce que cette histoire avait pris des proportions démesurées et rendait ma vie infernale. Je n’avais qu’une hâte : rentrer à la maison, en France ; au moins, là-bas, on ne m’emmerderait plus. Quand on a 18 ans, qu’on joue en amateur et qu’on se retrouve soudainement propulsé sous le feu des projecteurs sans avoir rien demandé, on n’est pas prêt à encaisser ce genre de propos. C’est comme si tout ce que je pensais de la Guyane, ce paradis multiculturel, était faux. Et pourtant, au départ, il était juste question de football.
Heureusement, il faut de tout pour faire un monde et il y avait des gens pour prendre ma défense, sans doute presque autant que de haters. Et surtout, Céleste était toujours là. Elle restait à mes côtés autant que possible et venait me visiter plus souvent qu’à l’accoutumée. Et pourtant, je me doutais que ce n’était pas facile non plus pour elle, mais elle faisait tout son possible pour me soutenir, et je lui en étais extrêmement reconnaissant. C’est dans ces moments que ça fait du bien d’avoir quelqu’un à ses côtés. Et c’est même elle qui m’avait fait changer d’avis, lors d’un après-midi pluvieux chez moi.
-C’est pas ma guerre. J’ai jamais voulu ça. Je voulais juste jouer au foot. Je n’ai même pas demandé à être sélectionné, j’ai été consulté par personne, et je n’ai eu aucun contact avec les gens de la Ligue. D’ailleurs, ils ont même pas publié un communiqué pour me soutenir. Non, vraiment, ça sert à rien que j’y aille.
-Tu sais, il y a des combats qui méritent d’être menés. Je sais pas si tu t’en rends compte, mais tu es un symbole, tu es la démonstration même qu’en Guyane, nous sommes de toutes les couleurs. Renoncer, ce serait les conforter dans leurs idées. Et tu sais très bien que ça ne va rien arranger. J’ai confiance en toi. Si tu y va, tu vas marquer trois buts et prouver à tous ceux qui doutent de toi que tu es aussi Guyanais qu’eux.
Des discours dans ce style, elle m’en a fait un paquet. Mais je ne sais pas bien pourquoi, peut-être parce que c’est le seul où elle m’a parlé de marquer trois buts, celui-ci a provoqué l’étincelle dont j’avais besoin pour repartir de l’avant.
Et voilà comment je me suis retrouvé face à cette porte dont j’hésitais encore à saisir la poignée. Le cœur battant la chamade, je songeais qu’il était encore temps de renoncer tout en sachant que j’allais le regretter si je m’en allais maintenant. Allez, cette fois, je me lance, je tends mon bras vers la poignée… et la porte me percute. Quelqu’un l’avait ouverte dans l’autre sens. Je fus aussi étonné qu’on peut l’être de me retrouver face à un visage familier :
-Roy Contout ?!
-Oh, excuse, man, je t’avais pas vu. Eh, t’es pas le jeune dont tout le monde parle ?
-Oui, c’est moi. Nolan Beauregard, enchanté monsieur, c’est un grand honneur de vous rencontrer.
dis-je en lui tendant la main.
-Yo, calme-toi, blada. Je suis pas Messi, non plus. Tu peux me tutoyer, on est coéquipiers, maintenant.
-Oui excusez… excuse-moi. C’est l’habitude de te voir à la télé…
-Et en plus, je vois qu’on a aussi fréquenté le même bahut.
dit-il en désignant mon t-shirt de l’Externat.
-Allez, entre, on attendait plus que toi.
Je l’ai suivi à l’intérieur d’une grande salle bas de plafond où se tenaient deux douzaines de personnes en train de discuter d’un air décontracté tantôt debout tantôt sur les chaises en plastique qui avaient été alignées sur plusieurs rangs comme pour une causerie.
-Eh, tout le monde, regardez qui est là !
Aussitôt, tous les visages se tournèrent vers moi. J’y reconnus Sloan Privat, Donovan Léon et Ludovic Baal. C’était quelque peu intimidant de se retrouver le centre d’attention de mecs que je voyais d’ordinaire à la télé lors des multiplex Ligue 1, des mecs que j’avais parfois vu de mes propres yeux quelques années plus tôt depuis les tribunes de Picot, que je conspuais parce que leur seul faute était d’être dans l’équipe d’en face, sans me douter un instant que ce seraient un jour mes coéquipiers. Et d’un coup, sans que je comprenne pourquoi, tout le monde s’est mis à m’applaudir. J’étais ému. Tous semblaient savoir qui j’étais et ce qu’il s’était passé. D’un coup, je me sentais beaucoup moins seul, à savoir que j’avais une équipe entière pour me soutenir. Un mec d’une petite quarantaine d’années, cheveux courts et peau claire, s’est approché pour me serrer la main tandis que tout le monde retournait à son commérage.
-Nolan, enfin on se rencontre. Je suis Jaïr Karam, le sélectionneur de la Guyane. Au nom de toute la Ligue, je tenais à te remercier d’être venu, et t’adresser toutes mes excuses quant au lynchage médiatique dont tu as été victime.
-Enchanté, m’sieur.
-Vraiment, je suis désolé, je pensais pas que ça prendrait des proportions pareilles. Sache que tu as tout notre soutien.
-Merci beaucoup, m’sieur.
-Je vais prendre la parole dans quelques minutes pour vous expliquer comment ça va se passer. En attendant, va faire connaissance avec le groupe. Roy, tu peux le présenter aux autres ?
-Pas de problèmes, coach. Tiens, on va commencer avec les frères Baal. Yo les gars ! Voilà Nolan. Nolan, Ludovic, qui joue à Rennes, et Loïc, à Belfort.
dit-il en me désignant les deux frères à tour de rôle.
-Salut !
-Dis, il paraît que t’es supporter de l’ASNL, non ? Tu sais que j’y ai joué ?
me dit Loïc.
-Ouais, enfin, de là à dire que t’y a joué… Je te rappelle qu’ils t’ont pas fait signer pro et que t’as joué qu’en réserve.
rétorqua Ludovic.
-Ouais, bah ça compte. En tout cas, voilà, je connais un peu Nancy.
-Pfff, Nancy…
rigola Roy.
-Excuse-nous, Monsieur J’ai-joué-la-Ligue-des-Champions-avec-Auxerre. Fais pas gaffe à lui, il a joué à Metz.
me dit Loïc.
Mes doutes ont vite été chassés par ces premières minutes avec mes nouveaux coéquipiers. Les mecs ont tout fait pour me mettre en confiance, et on s’est vite retrouvé à parler comme si on se connaissait depuis des années. Pour la première fois depuis des semaines, il y a eu une éclaircie et je me suis senti à ma place. Déjà, les commentaires acerbes du courrier des lecteurs me paraissaient bien loin. Maintenant, j’étais prêt à montrer au monde que j’étais Guyanais.