:storyblue: ☆ Entre deux étoiles ☆ 🇬🇫 :can:

Je me suis présenté aux alentours de midi au Royal Amazonia, un hôtel 4 étoiles de la périphérie de Cayenne, visible depuis l’appartement. Flambant neuf, il était censé accueillir l’équipe de France avant la Coupe du monde au Brésil dans le cadre du projet Guyane Base Avancée, et c’est en partie à cause du retard des travaux que les Bleus ne sont finalement jamais venus en Guyane, suite aux propos de Didier Deschamps qui avait qualifié les installations de « scabreuses ».

Vu de l’extérieur, l’endroit, bien que neuf, ne payait pas de mine. Avec son architecture très sobre et ses murs blancs et roses, le bâtiment ressemblait aux innombrables résidences qu’on voyait dans les parages. Le hall, fruit d’une architecture sans fantaisies et très géométrique, était décoré avec des fauteuils moches, des plantes en pot, et des tableaux sur les murs. De l’autre côté, par la baie vitrée donnant sur l’arrière, je distinguais une piscine creusée aux formes arrondies, entourée de parasols et de transats inoccupés.

L’endroit semblait désert, et je dus même taper un coup sur la sonnette pour qu’un réceptionniste ne se présente à l’accueil.

-Bonjour, je cherche la sélection de Guyane.
-Ah, désolé, c’est interdit aux supporters. Les joueurs et le staff uniquement.

Je compris sans mal sa méprise. J’étais encore affublé du t-shirt de l’Externat, dont je venais de sortir à l’issue de la dernière matinée de cours de l’année scolaire, et avec mon sac Eastpack dans lequel se mêlaient manuels scolaires et affaires de foot, je devais avoir l’air d’un ado paumé espérant rencontrer les joueurs. Je lui tendis ma convocation et il se confondit immédiatement en excuses.

-Salon Madras. C’est par ici, suivez les panneaux.

dit-il en me désignant un couloir. Les panneaux en question étaient deux pauvres feuilles scotchées sur un mur, avec le logo de la Ligue, l’inscription « Sélection de Guyane » et une flèche indiquant le chemin à suivre. N’empêche, un rassemblement dans un hôtel, pas de membre de la Ligue pour accueillir les joueurs… une chose est sûre, c’est pas Clairefontaine. Je n’ai même pas eu le moindre contact avec le staff technique depuis ma convocation, j’en étais même à me demander si la lettre m’était bien destinée.

Au bout du couloir se trouvait une porte entrouverte d’où émanaient des voix. Dans quelques instants, j’allais entrer dans un autre monde, dans l’intimité d’une équipe nationale. J’étais impatient, mais surtout très anxieux. Avec tout le battage médiatique causé par ma sélection, je ne savais pas comment j’allais être reçu. En fait, j’avais même failli ne pas venir.

Tout était parti d’une interview donnée à l’entraînement, le jour même où j’ai appris ma sélection. Un journaliste de France-Guyane était venu au stade et m’avait posé quelques questions, « pour que le public apprenne à me connaître », disait-il. J’y parlais notamment de mes origines lorraines, de mon attachement à l’ASNL, et de la façon dont je m’étais retrouvé en Guyane et au Sport Guyanais. Le lendemain, j’avais ma photo sur la page des sports et un article racontant mon improbable ascension jusqu’à la sélection. C’est le surlendemain que tout a commencé à aller mal. Auparavant, personne n’avait réagi à ma sélection, aussi surprenante soit-elle. Mais dès la sortie de l’article, le courrier des lecteurs et l’espace commentaires du site web du journal se sont retrouvés inondés de messages haineux, certains avec une connotation raciste à peine masquée, clamant haut et fort que je n’avais rien à faire dans la sélection, n’étant pas Guyanais. Depuis, la Guyane est divisée par ce qu’on appelle maintenant « le cas Beauregard », qui a lancé un débat identitaire, posant une question dont la réponse est floue : c’est quoi, être Guyanais ? Il est vrai qu’en l’absence d’une nationalité guyanaise, la question mérite d’être posée, et moi-même, je me demandais si j’étais bien légitime à représenter la Guyane.

Depuis que je me suis retrouvé bien malgré moi au cœur de l’affaire, je suis devenu une sorte de célébrité locale. J’ai reçu des menaces, et à plusieurs reprises, je me suis fait violemment insulter par des passants dans la rue. Il y a même eu cette fois, au marché, où j’ai été empêché de monter dans le bus pour rentrer à l’appartement par quatre ou cinq passagers qui me traitaient de « sale Blanc ». C’est ce jour-là que j’ai compris que ce n’était pas qu’un problème d’être Guyanais ou non, mais également un problème de couleur de peau. J’ai découvert le côté raciste de la Guyane.

J’ai été contraint d’abandonner mes habitudes et de restreindre mes déplacements à l’itinéraire entre l’appartement et le lycée, que je ne faisais plus qu’en voiture. Je n’allais plus au marché, ni aux entraînements, et j’avais décidé de renoncer à la sélection, de ne pas me présenter le jour de la convocation. Quand je n’étais pas au lycée, je m’enfermais dans ma chambre, et je ruminais quelques noires pensées en pleurant silencieusement de tristesse et de rage. J’étais en train de déprimer parce que cette histoire avait pris des proportions démesurées et rendait ma vie infernale. Je n’avais qu’une hâte : rentrer à la maison, en France ; au moins, là-bas, on ne m’emmerderait plus. Quand on a 18 ans, qu’on joue en amateur et qu’on se retrouve soudainement propulsé sous le feu des projecteurs sans avoir rien demandé, on n’est pas prêt à encaisser ce genre de propos. C’est comme si tout ce que je pensais de la Guyane, ce paradis multiculturel, était faux. Et pourtant, au départ, il était juste question de football.

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Heureusement, il faut de tout pour faire un monde et il y avait des gens pour prendre ma défense, sans doute presque autant que de haters. Et surtout, Céleste était toujours là. Elle restait à mes côtés autant que possible et venait me visiter plus souvent qu’à l’accoutumée. Et pourtant, je me doutais que ce n’était pas facile non plus pour elle, mais elle faisait tout son possible pour me soutenir, et je lui en étais extrêmement reconnaissant. C’est dans ces moments que ça fait du bien d’avoir quelqu’un à ses côtés. Et c’est même elle qui m’avait fait changer d’avis, lors d’un après-midi pluvieux chez moi.

-C’est pas ma guerre. J’ai jamais voulu ça. Je voulais juste jouer au foot. Je n’ai même pas demandé à être sélectionné, j’ai été consulté par personne, et je n’ai eu aucun contact avec les gens de la Ligue. D’ailleurs, ils ont même pas publié un communiqué pour me soutenir. Non, vraiment, ça sert à rien que j’y aille.
-Tu sais, il y a des combats qui méritent d’être menés. Je sais pas si tu t’en rends compte, mais tu es un symbole, tu es la démonstration même qu’en Guyane, nous sommes de toutes les couleurs. Renoncer, ce serait les conforter dans leurs idées. Et tu sais très bien que ça ne va rien arranger. J’ai confiance en toi. Si tu y va, tu vas marquer trois buts et prouver à tous ceux qui doutent de toi que tu es aussi Guyanais qu’eux.

Des discours dans ce style, elle m’en a fait un paquet. Mais je ne sais pas bien pourquoi, peut-être parce que c’est le seul où elle m’a parlé de marquer trois buts, celui-ci a provoqué l’étincelle dont j’avais besoin pour repartir de l’avant.

Et voilà comment je me suis retrouvé face à cette porte dont j’hésitais encore à saisir la poignée. Le cœur battant la chamade, je songeais qu’il était encore temps de renoncer tout en sachant que j’allais le regretter si je m’en allais maintenant. Allez, cette fois, je me lance, je tends mon bras vers la poignée… et la porte me percute. Quelqu’un l’avait ouverte dans l’autre sens. Je fus aussi étonné qu’on peut l’être de me retrouver face à un visage familier :

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-Roy Contout ?!
-Oh, excuse, man, je t’avais pas vu. Eh, t’es pas le jeune dont tout le monde parle ?
-Oui, c’est moi. Nolan Beauregard, enchanté monsieur, c’est un grand honneur de vous rencontrer.

dis-je en lui tendant la main.

-Yo, calme-toi, blada. Je suis pas Messi, non plus. Tu peux me tutoyer, on est coéquipiers, maintenant.
-Oui excusez… excuse-moi. C’est l’habitude de te voir à la télé…
-Et en plus, je vois qu’on a aussi fréquenté le même bahut.

dit-il en désignant mon t-shirt de l’Externat.

-Allez, entre, on attendait plus que toi.

Je l’ai suivi à l’intérieur d’une grande salle bas de plafond où se tenaient deux douzaines de personnes en train de discuter d’un air décontracté tantôt debout tantôt sur les chaises en plastique qui avaient été alignées sur plusieurs rangs comme pour une causerie.

-Eh, tout le monde, regardez qui est là !

Aussitôt, tous les visages se tournèrent vers moi. J’y reconnus Sloan Privat, Donovan Léon et Ludovic Baal. C’était quelque peu intimidant de se retrouver le centre d’attention de mecs que je voyais d’ordinaire à la télé lors des multiplex Ligue 1, des mecs que j’avais parfois vu de mes propres yeux quelques années plus tôt depuis les tribunes de Picot, que je conspuais parce que leur seul faute était d’être dans l’équipe d’en face, sans me douter un instant que ce seraient un jour mes coéquipiers. Et d’un coup, sans que je comprenne pourquoi, tout le monde s’est mis à m’applaudir. J’étais ému. Tous semblaient savoir qui j’étais et ce qu’il s’était passé. D’un coup, je me sentais beaucoup moins seul, à savoir que j’avais une équipe entière pour me soutenir. Un mec d’une petite quarantaine d’années, cheveux courts et peau claire, s’est approché pour me serrer la main tandis que tout le monde retournait à son commérage.

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-Nolan, enfin on se rencontre. Je suis Jaïr Karam, le sélectionneur de la Guyane. Au nom de toute la Ligue, je tenais à te remercier d’être venu, et t’adresser toutes mes excuses quant au lynchage médiatique dont tu as été victime.
-Enchanté, m’sieur.
-Vraiment, je suis désolé, je pensais pas que ça prendrait des proportions pareilles. Sache que tu as tout notre soutien.
-Merci beaucoup, m’sieur.
-Je vais prendre la parole dans quelques minutes pour vous expliquer comment ça va se passer. En attendant, va faire connaissance avec le groupe. Roy, tu peux le présenter aux autres ?
-Pas de problèmes, coach. Tiens, on va commencer avec les frères Baal. Yo les gars ! Voilà Nolan. Nolan, Ludovic, qui joue à Rennes, et Loïc, à Belfort.

dit-il en me désignant les deux frères à tour de rôle.

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-Salut !
-Dis, il paraît que t’es supporter de l’ASNL, non ? Tu sais que j’y ai joué ?

me dit Loïc.

-Ouais, enfin, de là à dire que t’y a joué… Je te rappelle qu’ils t’ont pas fait signer pro et que t’as joué qu’en réserve.

rétorqua Ludovic.

-Ouais, bah ça compte. En tout cas, voilà, je connais un peu Nancy.
-Pfff, Nancy…

rigola Roy.

-Excuse-nous, Monsieur J’ai-joué-la-Ligue-des-Champions-avec-Auxerre. Fais pas gaffe à lui, il a joué à Metz.

me dit Loïc.

Mes doutes ont vite été chassés par ces premières minutes avec mes nouveaux coéquipiers. Les mecs ont tout fait pour me mettre en confiance, et on s’est vite retrouvé à parler comme si on se connaissait depuis des années. Pour la première fois depuis des semaines, il y a eu une éclaircie et je me suis senti à ma place. Déjà, les commentaires acerbes du courrier des lecteurs me paraissaient bien loin. Maintenant, j’étais prêt à montrer au monde que j’étais Guyanais.

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On s’entraînait sur le terrain synthétique du collège Zéphyr, généralement deux fois par jour : le matin à 8h, et le soir, au coucher du soleil, pour éviter la chaleur. Le reste du temps, on était relativement libre. Comme on peut le voir dans une cour de récré, il y a plusieurs petits groupes qui s’étaient formés. Certains flânaient sur les transats au bord de la piscine, d’autres discutaient dans le hall, d’autres faisaient… en fait, j’en sais trop rien, je passais l’essentiel de mon temps libre dans ma chambre, à réviser pour le bac. Étant le 23è homme, j’étais le seul à ne pas avoir de roomate . C’était un avantage dans le sens où j’étais moins souvent dérangé dans mes révisions. Le problème, c’est que ça ne m’aidait pas à m’intégrer au groupe, et je connaissais finalement très mal mes coéquipiers en-dehors du terrain. D’ailleurs, ma solitude et le fait que je me déplaçais rarement sans mon manuel de SVT m’avaient valu le surnom de « Einstein ». J’étais une anomalie dans le groupe, j’en avais bien conscience, et même si j’avais été bien accueilli le premier jour, mes coéquipiers m’ont traité avec indifférence depuis. Mais peu importe, c’est sur le terrain que ça se joue.

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Chaque jour venait avec ses défis, ses obstacles à surmonter. Pour la première fois de ma vie, je vivais comme un footballeur. Je passais mes journées à jouer au foot. Ça avait quelque chose de totalement nouveau et insolite. J’étais sur un petit nuage, savourant la chance que j’avais d’être là. Mais je n’y suis pas resté longtemps.

J’étais naïf à mon arrivée. J’étais déjà plus haut que ce que j’aurais pu espérer, et du coup, j’ai fait l’erreur de me reposer sur ça et de me croire en vacances. D’ailleurs, je pensais que ce stage, c’était des vacances pour tout le monde, et que seuls les matchs comptaient vraiment. Mais j’ai compris dès les premiers entraînements que la vie d’une équipe de foot semi-professionnelle est une compétition permanente. Le groupe soudé qui vit bien ensemble, en vérité, c’est des conneries, c’est une couverture, un truc pour plaire aux médias et aux supporters. Oui, on s’entend bien en-dehors du terrain, heureusement, d’ailleurs. Mais sur le terrain, c’est la guerre.

On est vite mis au parfum quand on arrive, généralement par les autres joueurs : dans les équipes comme celle-là, il y a un classement. Ce n’est pas officiel, ce n’est écrit sur aucun papier, mais ça existe. C’est quelque chose de tacite. Chaque joueur sait exactement entre qui et qui il se situe, et par conséquent, où est sa place. La mienne, au départ, elle était entre le banc et les tribunes. J’étais considéré comme le joueur le plus faible, étant celui qui jouait à l’échelon le plus bas. Tout le monde me voyait comme le mec à renvoyer chez lui. Je devais prouver que j’avais ma place ici. Je devais grimper les marches une par une, monter dans la hiérarchie, prouver que j’étais plus qu’un remplaçant de remplaçant. Le meilleur moyen de grimper au classement, c’est de performer lors des matchs. Mais pour jouer des matchs, il faut déjà être assez haut dans le classement. C’est un cercle vicieux. Dans ce cas-là, il n’y a pas le choix : il faut être bon à l’entraînement, mettre le coach en galère. Forcer le destin.

Chaque jour, il faut se battre, se surpasser pour être le meilleur, pour prouver au coach qu’on mérite d’être là, et surtout qu’on mérite de jouer. D’après mes coéquipiers, la bataille est encore plus féroce dans une équipe semi-pro comme la nôtre, dans laquelle les amateurs essayent de déloger les professionnels. Certes, quand on joue dans une équipe nationale, on fait déjà parti des élus. Mais entre en faire partie et le mériter, il y a une grosse différence. Celui qui ne comprend pas ça se fait bouffer.

Ce stage m’a permis de réaliser un truc : je n’avais encore rien vu du football. Ce n’était peut-être que la sélection de Guyane mais c’était déjà bien au-dessus du Sport Guyanais. En une semaine avec la sélection, j’en avais appris plus que sur les trois dernières années.

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Le 1er juin, c’était le grand jour, celui du match. La veille, nous avions délocalisé notre dernier entraînement au stade Edmard-Lama, notre stade à domicile, une enceinte qui semblait avoir poussée au milieu de la jungle, à Remire-Montjoly, en banlieue de Cayenne. Une belle pelouse entourée d’une piste d’athlétisme en parfait état, et une unique tribune de 3000 places, avec des sièges verts et bleus. Ce stade n’avait rien de spécial, pas même pour la Guyane, si ce n’est que c’est le plus grand, mais pour m’être assis une paire de fois en tribunes, devant des Guyane-Honduras et d’obscurs matchs du 7è tour de la Coupe de France contre Avranches ou Martigues, ça me faisait quelque chose d’être sur la pelouse.

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C’était une soirée nuageuse que ce 1er juin. Alors que le bus parcourait la banlieue de Cayenne, nous conduisant vers Edmard-Lama, j’étais enivré par un cocktail d’émotions : j’étais heureux et reconnaissant d’être là, mais j’avais terriblement peur de ne pas entrer en jeu. Je savais que je n’allais pas être titulaire, mais j’aurais tout donné pour entrer en jeu, même pour juste quelques minutes. Et en même temps, j’avais terriblement peur de jouer ce match, non seulement parce que c’était une première, mais j’appréhendais aussi la réaction du public. J’étais super tendu, j’avais l’impression que j’allais jouer une finale de Coupe du monde alors que c’était qu’un simple match contre les Bermudes en 2è tour de qualifications à la coupe caribéenne des nations. Est-ce que c’est moi qui prend ça trop à cœur ou est-ce que tous les joueurs sont comme ça avant leur première sélection ?

Nous sommes descendus du bus et sommes entrés dans le vestiaire. Tous les maillots étaient suspendus à des cintres, déterminant l’emplacement de chacun. Je repérais aussitôt le mien, dans un coin de la pièce. Le n°54, comme je l’avais demandé, en hommage à ma Meurthe-et-Moselle natale. Ce soir, je vais pour la première fois porter le maillot jaune et vert de la Guyane, mais je n’oublie pas qu’il y a encore 3 ans, je jouais avec les U15 de Saint-Guichon. Je saisis le maillot avec émotion, touchant du bout des doigts les lettres noires composant mon nom. Beauregard, 54. Que de chemin parcouru. Je sentais à quel point l’instant était solennel.

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Il y a eu l’échauffement, au cours duquel les tribunes se sont lentement remplies. La tension montait. Il y a eu le retour au vestiaire, la voix du speaker qui résonne à travers les murs, incitant le public à encourager ses Yana Dokos. Il y a eu la causerie du coach, sur laquelle je ne parvenais pas à me concentrer. Lorsqu’il a fini de parler, tout le monde s’est applaudi et tapé dans la main. Comme tous les autres remplaçants, en quittant le vestiaire, je me suis saisi d’une chasuble verte floquée du logo de la Concacaf, que j’ai enfilé tandis que les titulaires s’alignaient dans le couloir. Puis je suis sorti, seul. Tout en marchant sur la piste d’athlétisme, je sentis les regards se poser sur moi. J’entendis quelques sifflets descendre de la tribune. Quelques sifflets qui en entraînèrent d’autres. Mais la vague fut stoppée par un mur d’applaudissements. Deux clans s’opposaient en tribune. Tout ça juste pour moi. Mais je n’y prêtais pas attention. Je ne me retournais même pas. J’étais dans ma bulle. Je me contentais de marcher droit, le regard fixé sur le banc de touche de l’autre côté du terrain. Tandis que je m’asseyais sur le banc, il se mit brutalement à pleuvoir.

Les deux équipes entrèrent sur la pelouse. La tribune paraissait bien loin, avec cette foutue piste d’athlétisme, mais on voyait clairement que la pluie avait chassé les spectateurs des premiers rangs, non couverts par le toit. Aux hymnes nationales, on aurait pourtant pu se croire à un France - Angleterre, avec La Marseillaise pour la Guyane et God Save The Queen pour les Bermudes. Ah, les territoires d’outre-mer…

Le match débuta bien mal puisque les Bermudes ouvrirent le score après une dizaine de minutes. Avec la pluie redoublant d’intensité, seule chose capable de provoquer la clameur du public, on a alors comprit que ce serait un match plus difficile que prévu. Sur le terrain, les joueurs semblaient avoir de plus en plus de mal à faire une simple passe. Au bout d’un moment, c’était carrément comique, et on en aurait sûrement rigolé entre remplaçants si on n’était pas occupés à essayer nous-même de nous protéger de la pluie avec des imperméables sortis on ne sait d’où. Il pleuvait tellement qu’une piscine se formait à vue d’œil près du rond central. Des litres d’eau giclaient dès que quelqu’un mettait un pied par terre. Quand à la balle, elle semblait collée à la pelouse gorgée d’eau. Impossible de faire une passe ou même d’avancer avec, elle finissait inlassablement prisonnière du sol de plus en plus boueux. Il y avait bien Ludo Baal qui tenta à deux reprises d’avancer en jonglant de la tête et des pieds, mais ça avait ses limites.

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Ce fut le pompon vers la 38è minute quand, après s’être retrouvé on ne sait comment seul face au gardien, Sloan Privat l’effaça, où plutôt bénéficia de la collision entre le portier et un défenseur, et frappa au-dessus de la cage vide. Au stade où on en était, il valait mieux en rire. Le terrain s’était transformé en piscine, où l’inverse, je sais plus, c’était devenu pire qu’injouable depuis plusieurs minutes, et c’est logiquement que quelques instants après cette action, l’arbitre alla récupérer la balle auprès du gardien et stoppa le match. Aussitôt, on est parti sans demander notre reste en direction des vestiaires. Je me demande bien ce qui a pris à ces génies de la Ligue de mettre les bancs de touche de l’autre côté du terrain, mais du coup, nous étions totalement trempés au moment de revenir au sec.

On nous annonça un arrêt provisoire de 45 minutes. 45 minutes dans la chaleur du vestiaire, à rigoler de cette situation que peu d’entre nous avaient déjà vécus. La pluie dans les tropiques, ça rigole pas. J’affichais un sourire de façade, mais je craignais à mort de laisser échapper une chance de jouer ce match. Si jamais le match était arrêté, il serait reporté, et rien ne dit que je serai rappelé dans l’équipe à ce moment-là. Alors oui, il y avait bien le déplacement en République Dominicaine la semaine suivante, mais là, c’était différent : ce match, on le jouait à domicile, et c’est à mes propres supporters que je voulais montrer des choses. Les membres du staff nous apportaient régulièrement des updates météo : la pluie s’arrêta, recommença, sans qu’on puisse prévoir comment les choses allait évoluer. Puis on nous annonça que la pluie s’était arrêté et que les officiels allaient tester la pelouse. Quelques minutes plus tard, on revint nous voir pour nous annoncer que le match ne reprendrait pas. En un sens, j’étais soulagé, au même titre que toute l’équipe, car quand bien même j’aurais eu la chance de jouer, dans ces conditions, ça aurait été infernal. Après une douche rapide, on a rassemblés nos affaires et on est reparti dans la nuit. J’ai jeté un dernier coup d’œil à Edmard-Lama, sans savoir si j’y reviendrai un jour.

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Enorme, que de souvenirs… Pourtant je n’avais pas fait de conneries pour être muté là-bas… ^^

Tu y a vécu ?

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@Kristo C’est un récit en partie autobiographique, donc c’est fort possible… :wink:

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Les formules écrites au feutre bleu sur le tableau blanc dansaient sous mes yeux sans que je n’en comprenne le sens. Je rêvassais. Contrairement aux trois autres personnes dans la pièce, ce n’est pas l’épreuve de maths du lendemain qui occupait mon esprit, mais le match du soir même.

Guyane-Bermudes avait été reporté au dimanche 19 juin, et Karam m’avait personnellement appelé pour me dire qu’il comptait sur moi. N’étant pas entré en jeu lors de la défaite en République Dominicaine, je le prenais comme une deuxième chance. J’avais fini par le comprendre, ma première sélection avait été une sorte de cadeau. Mais la saison étant terminée des deux côtés de l’Atlantique, j’avais été rappelé par défaut vu que personne n’avait pu se montrer en mesure de me prendre ma place.

Je repensais à notre déplacement en République Dominicaine. Certes, s’y rendre a été un parcours du combattant avec des escales au Suriname et à Port-of-Spain, mais c’est quand même merveilleux, en plein pendant les révisions, de se retrouver en stage aux Antilles avec la sélection.

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Malheureusement, je n’étais pas entré en jeu. Pire encore, nous avions perdu 2-1 malgré l’ouverture du score de Rhudy Evens. Par conséquent, nous étions désormais obligés de nous imposer ce soir. Je ne pouvais m’empêcher de jouer le match dans ma tête, de m’imaginer entrer en jeu, pourquoi pas marquer le but de la qualification…

Je fus sorti de ma rêverie par la voix d’Hergault :

-OK, j’ai fait ma part, à vous de faire la vôtre.

dit-il en fermant une dernière fois son exemplaire du manuel de maths.

Nico, Seb et moi-même firent de même, rangeant nos affaires et sortant une dernière fois de cette pièce que notre prof de maths avait aménagé dans sa maison pour accueillir les cours particuliers avec ses élèves en difficulté.

-Alors, vous le sentez comment ?
-Honnêtement, je stresse un peu.
-Bah, tu vas voir, c’est facile, les maths au bac. Toi, Nolan, je m’en fais pas, t’auras ton bac les doigts dans le nez. Et puis vous deux, si vous accrochez les rattrapages, ils vous le donnent.
-Ouais, j’en doute pas, mais…

Je m’interrompis en apercevant devant le portail une voiture familière. La Dacia noire de papa. Il m’attendait à l’extérieur de son bolide.

-Papa ? Qu’est-ce que tu fais là ?
-Je te ramène à l’hôtel, je me suis dit que ça serait plus pratique pour toi que de rentrer à pied.

Après une dernière salve d’encouragements de Hergault, bien que je ne savais plus très bien si on parlait du match ou du bac, on a pris la route. Sur la rocade de Montabo, on a continué tout droit, comme si on rentrait à l’appartement.

-Heu… t’as loupé la sortie pour l’hôtel.
-Écoute, Nolan. On a décidé que tu n’irais pas au match.
-QUOI ? C’est une blague ?
-Non, c’est pas une blague.

Il parlait de son ton sévère, comme si j’avais déjà dit un truc en trop.

-Demain, tu as l’épreuve la plus importante de ton bac. Si tu vas au match, on sait pas à quelle heure tu vas rentrer, et tu vas te fatiguer pour demain.
-Putain, mais c’est quoi votre problème ? C’est pas de jouer un match qui va m’empêcher de réussir l’épreuve.
-Bah si, justement. Je crois que t’as pas bien conscience de l’enjeu.
-C’est toi qui dit ça ? Tu sais c’est quoi, l’enjeu du match de ce soir ?
-Mais ça va t’avancer à quoi d’y aller, de toute façon ? T’es remplaçant, tu vas probablement pas entrer en jeu, et c’est pas en jouant pour la Guyane que tu vas passer pro, et tu ne pourras pas participer aux prochains matchs puisque tu seras rentré en France.
-Mais t’es tellement fermé, c’est incroyable. Mon bac, je l’aurai de toute façon. Jouer un match international, c’est sûrement la seule occasion de ma vie.
-Écoute, j’ai dit non, c’est non.

dit-il en se garant à sa place habituelle sur le parking de la résidence.

J’étais à la fois très en colère et terriblement frustré. C’était donc ça, la conclusion de cette histoire et de mes années en Guyane ? J’avais fait tout ça pour que mes parents me refusent de participer au match de ma vie ? Non, je ne peux pas le croire.

A 16h, toujours énervé, je me posais devant la télé pour regarder le dernier match de poule de la France à l’Euro, une rencontre contre la Suisse. Papa est en train de faire sa sieste, maman est sur la terrasse, captivée par son bouquin. Je crois que je pourrais m’en aller qu’aucun des deux ne s’en rendrait compte… mais justement, si je m’en allais ? Après tout, les clés de la voiture sont sur le comptoir juste à côté de la porte, j’ai juste à les prendre et c’est fini. Bordel, c’est vraiment moi qui envisage de faire ça ? Est-ce que j’allais vraiment le faire, voler la voiture de mes parents pour aller jouer un match de foot ? Avec les conséquences que ça impliquerait ? Une bataille se jouait dans ma tête. Puis finalement, après quelques minutes, je me décidais. Boosté par une montée d’adrénaline, je me levais discrètement du canapé, saisit les clés, appuyait doucement sur la poignée de la porte, franchit cette dernière, et la refermait avec tout autant de discrétion. Ouf, me voilà dehors. Maintenant, c’est un boulevard qui s’offre à moi. Est-ce que j’étais bien en train de faire ce que je faisais? Je descendis les escaliers sur la pointe des pieds, m’engageait sur le parking en levant la tête vers l’appartement, où tout semblait toujours calme, ouvrait la voiture, m’y engouffrait, démarrait le moteur, et en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, me voilà parti. Quand bien même il faudrait sans doute plusieurs minutes aux parents pour se rendre compte de mon absence, je n’osais pas jeter un œil au rétroviseur.

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Voilà, je l’ai fait. Et bien plus que la peur des conséquences, c’est bien une intense satisfaction qui m’anime. C’en est assez, de l’autorité de ces parents tyranniques. Après tout, maintenant, je suis majeur, je peux faire mes propres choix. Il est temps que j’arrête de subir la vie, et que je me mette à la vivre. Il ne se passera peut-être rien lors de ce match, mais je veux tenter ma chance, ne rien regretter.

Conduisant à la guyanaise, je roulais à tombeau ouvert vers l’hôtel, devant lequel le bus était stationné. Par chance, l’équipe n’était pas encore partie, et personne ne semblait avoir notifié mon absence plus longue que prévue. Comme si de rien n’était, je rejoignis les autres dans les préparatifs de nos affaires, sans parler à personne de la mésaventure dont je sortais ; je venais quand même de voler une voiture, je ne voulais pas que le coach l’apprenne et me sanctionne.

Une dernière fois, nous avons fait route vers le stade Edmard-Lama. Au fond de moi, je sentais que ça allait être une grande soirée. Au moment du repérage terrain, évidemment, pas encore grand monde dans les gradins. L’ombre de la tribune couvrant la pelouse, ça sentait le match de début d’été. Il faisait beau, la pluie ne nous embêterait pas ce soir. En fin d’échauffement, le stade s’était rempli, et la lune surgit de derrière la colline d’en face. Re-dernière causerie, re-entrée sur la pelouse accompagné de quelques sifflets, re-God Save The Queen, re-La Marseillaise, re-Guyane - Bermudes. Et cette fois, rien ne pourrait l’empêcher de se jouer. Coup d’envoi à 19h sous les tambours du groupe carnavalesque chargé de mettre l’ambiance en tribunes.

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On dominait largement la première mi-temps, Ludovic Baal tapant la barre d’une frappe enroulée, mais la réussite fuyait les Yanas Dokos. A la pause, le score était toujours de 0-0. La pression montait ; l’objectif était de marquer le plus tôt possible pour mettre la pression. Il fallait qu’on se bouge, on était qu’à trois quarts d’heure de l’élimination.

On jouait depuis près d’une heure lorsque Arnold Abelinti, titulaire à la pointe de notre attaque, qui vivait lui aussi sa première avec l’équipe, perdit pour la énième fois la balle lors d’une de ses tentatives de dribbler toute l’équipe adverse, ce qui eut le don d’énerver Karam :

-Bordel, Arnold, lâche ta balle !

Puis en se tournant vers nous :

-Il est mauvais aujourd’hui, il veut aller mettre son but tout seul, ça m’énerve !

Il balaya le banc du regard. Son regard croisa le mien. Je vis passer un éclair dans ses yeux.

-Nolan, va t’échauffer.

Sans demander mon reste, je me levais du banc pour aller courir le long de la ligne de touche, entre notre zone technique et le poteau de corner, tout en gardant le regard tourné vers le match. Je sentais mon cœur battre à fond. C’était peut-être pour maintenant. C’était maintenant ou jamais. Après quelques minutes, Karam me rappela. Les prochains mots qu’il prononcerait seraient déterminants.

-Tu vas remplacer Arnold. J’ai aucun doute sur tes capacités. Tu as du talent, c’est certain. Si je t’ai sélectionné, c’est parce que je crois en toi. Montre-moi que j’avais raison…

et en pointant du doigt la tribune:

- …et montre-leur que tu mérites d’être ici.

Je n’en laissais rien paraître, m’efforçant de garder le même air grave que j’avais depuis le début du match, mais dans ma tête, c’était la folie. J’allais me placer au bord du terrain, face à la ligne médiane, embrassant du regard l’ensemble du stade. Je n’osais pas me dire qu’en tant qu’attaquant, c’était à moi d’inscrire ce but dont la Guyane avait besoin. Je n’osais pas me dire que j’avais le destin de la Guyane entre mes pieds. Je repensais à une phrase de Pascal Dupraz à un jeune sur le point de rentrer en jeu pour son premier match en pro : « -C’est comme avec les gonzesses : il faut une première fois ». J’avoue que je ne l’avais pas bien comprise la première fois que je l’avais entendu. Mais maintenant, elle prend tout son sens : j’étais stressé et excité comme avant une première fois. Je pensais à Céleste. Est-ce qu’elle sait que je pense à elle ? Est-ce qu’elle sait que je m’apprête à entrer en jeu ?

Enfin, le ballon sortit. Le quatrième arbitre leva son panneau, sur lequel je vis briller d’une lumière verte le n°54. Arnold gagna le bord du terrain tête baissée, sans doute déçu, courant sans se presser. Je lui tapais dans la main et courais me placer en attaque. Je n’entendis ni le speaker scander mon nom, ni les sifflets, ni les applaudissements. J’étais dans ma bulle.

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La touche fut jouée. Loïc Baal partit en dribble sur le côté gauche. Seul sur la ligne de but, près du poteau de corner, il s’en sortit magnifiquement face à deux défenseurs des Bermudes et se retrouva en position de centrer. Il prit tout son temps pour adresser un centre à ras-de-terre. Le ballon passa entre les jambes de Michaël Solvi. Je le vis arriver vers moi, seul au deuxième poteau, au niveau du point de penalty. Je pris mon élan et frappais sans contrôle d’un plat du pied droit. Le gardien n’esquissa pas le moindre geste et la regarda passer sur sa droite. La frappe était parfaitement croisée. Peut-être trop. Sa trajectoire fut incertaine jusqu’au dernier instant, et quiconque eut été à ma place aurait été incapable de prédire si elle allait finir au fond, frapper le poteau ou passer à côté. Le temps sembla s’arrêter. Et finalement, le ballon franchit la ligne du bon côté du poteau et frappa le petit filet opposé. But ! Je me mis à courir vers la tribune, esquivant mes coéquipiers. D’un coup, toute l’animosité du public semblait s’être évaporée. Il n’y avait plus que des visages heureux, les bras levés, criant leur joie. Un but, ou la belle façon de mettre tout le monde d’accord. Après tout, on est tous pour la même équipe. Mes coéquipiers se jetèrent sur moi, se joignant à la célébration partagée entre le public et moi, et le speaker s’enflamma :

-BUUUUUUT POUR LA GUYANE ! OUVERTURE DU SCORE DU N°54, NOLAN…
-BEAUREGARD !

Ça aurait déjà été une merveilleuse soirée si le score en était resté là : marquer le but de la victoire sur mon premier ballon pour ma première sélection, c’est déjà fantastique. Mais à la 80è minute, je fus parfaitement lancé en profondeur par Brian Saint-Clair, entré en jeu juste après l’ouverture du score. Les défenseurs réclamèrent un hors-jeu qui ne fut jamais sifflé. Je m’avançais face au gardien bermudien, qui sortit à ma rencontre, et frappais de l’entrée de la surface. Une frappe du plat du pied, légèrement enroulée, qui frappa le bas de la transversale avant de faire trembler les filets. Et le doublé !

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Et finalement, deux minutes plus tard, je récupérais le ballon sur une erreur de communication entre deux défenseurs. Filant encore une fois au but, je résistais à l’un des défenseurs pour envoyer une puissante frappe du gauche dans le petit filet opposé. 3-0, la messe est dite. Je m’en allais encore fêter le but en solitaire, face à la tribune en folie. Cette fois-ci, j’embrassais mon maillot.

Une dizaine de minutes plus tard, l’arbitre siffla la fin du match, dans une ambiance de folie. Je fus porté en triomphe par mes coéquipiers lors d’un tour d’honneur improvisé. Des triplés, j’en avais mis quelques uns, mais celui-ci avait quelque chose de spécial. Ce n’était pas un match comme les autres, celui du dimanche devant 10 personnes. Là, c’est un match international, et j’ai inscrit trois buts, pour ma première sélection.

Dans un éclair, je pensais aux parents, eux qui m’avaient interdit de venir. Ils devaient être furieux, mais je m’en foutais ; est-ce qu’ils pourraient me reprocher quelque chose maintenant que j’étais devenu un héros guyanais ? J’ai aussi repensé à mon épreuve de maths du lendemain, et je m’en suis très brièvement inquiété, me disant que je ferais mieux de ne pas traîner si je voulais être en forme. Puis mon esprit est revenu à la fête. C’est sûrement sympa d’avoir une mention au bac. Mais à choisir, je préfère qualifier une nation pour un tournoi international.

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Le lendemain, à la une du France-Guyane, une photo de moi avec un grand sourire, le poing levé, porté en triomphe par mes coéquipiers, avec le titre A nou ki dôkô . A cet instant, j’avais pour la première fois de ma vie la certitude et la profonde conviction que j’étais guyanais, et j’en étais fier. A mo ka dôkô .

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Toujours aussi bien écrit :heart_eyes:

Autobiographique ? Tu as vécu une ou plusieurs sélections ? Avec la guyane ?

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@lgrnd Merci :grin: Pour le moment, je te laisse essayer de deviner ce qui est autobiographique et ce qui ne l’est pas :wink:

La nuit était tombée, et les lumières de la banlieue de Cayenne se baladaient sous mes yeux comme des dizaines de lucioles. Il se trouvait beaucoup de visages familiers sur la terrasse de notre appartement, quelques amis du lycée, et d’autres, des collègues des parents, que je n’avais que vaguement aperçus à l’occasion. L’alcool et la chaleur faisaient tourner les têtes. C’était peut-être juste moi, mais j’avais l’impression que tout le monde était d’humeur joyeuse. En tout cas, moi, je l’étais. Et quand on est heureux, le monde entier semble l’être. Après tout, j’avais toutes les raisons pour être heureux : j’avais obtenu dans les derniers jours mon permis de conduire et mon bac avec la mention bien, envers et contre tout ce que les parents avaient bien pu dire, et le début des vacances marquait la fin de mes années guyanaises.

Il s’agissait de ma dernière soirée en Guyane. Dans 24h, je serai dans l’avion, direction la maison. A savoir que je n’en avais plus que pour une journée, et en pensant à ces échéances que j’avais si bien négocié, je me sentais libéré d’un poids. Car cette soirée marquait la fin d’une époque qui a finalement été une sorte d’anomalie, une joyeuse parenthèse dans la vie ô combien banale que j’avais toujours mené. J’étais un peu nostalgique, certes, mais j’étais heureux de me dire que demain, ma vie recommencerait. Elle me manquait, ma vie ordinaire, celle d’un temps où tout était simple. C’est dur d’être loin de chez soi pour si longtemps. Et dire qu’il y a des gens qui n’en ont pas, de chez soi…

-Eh Nolan, félicitations pour ton triplé

me dit Harry, un collègue des parents, en me serrant la main.

-Ça peut t’ouvrir des portes vers le monde pro ?

Je fis la moue.

-Pas vraiment. Je devrais pas avoir de mal à trouver un club de CFA2, mais les championnats pros, c’est un niveau au-dessus. Franchement, j’ai renoncé depuis un moment à un avenir dans le foot pro. Là, j’en ai bien profité, mais maintenant, faut que je passe à autre chose.
-Tu sais, je milite pour l’indépendance, du coup, au départ, j’étais contre ta sélection. Mais le jour où on deviens indépendant, je veux bien qu’on te file un passeport.

Jerry, un autre collègue des parents, entra dans la conversation.

-Pourquoi tu viens nous causer d’indépendance ? C’est quoi, le rapport avec la sélection ?
-La sélection, c’est le porte-étendard de l’indépendance. Tous les gens qui soutiennent l’équipe de Guyane soutiennent l’indépendance.
-Arrête, le stade est plein à chaque match, il n’y a pas autant d’indépendantistes que ça en Guyane.
-Ah ouais ? Le drapeau que tout le monde agite si fièrement, c’est un symbole indépendantiste. Il a été créé dans les années 60 par l’UTG, qui milite pour l’indépendance. Et ça, tout le monde le sait.
-Ouais, enfin il a officiellement été adopté comme drapeau de la région par la Conseil Général. Et le Conseil Général, c’est l’État Français.
-A l’époque de l’adoption, c’est Tien-Liong et les indépendantistes qui étaient au pouvoir. D’ailleurs, la Corse et la Bretagne aussi ont leurs drapeaux qui sont reconnus officiellement par l’État. Ça les empêche pas d’être des symboles indépendantistes.
-Comment tu peux accorder la moindre crédibilité à Tien-Liong ? Le gars est même pas Guyanais, il vient de la Martinique !
-C’est des rumeurs, ça. Va voir sur Wikipédia, il est né à Cayenne.
-Depuis quand c’est fiable, Wikipédia ?

Ce furent les derniers mots que je compris avant que la caïpirinha, qui me faisait tourner la tête depuis un moment déjà, ne me fasse définitivement perdre le fil de la conversation. De toute façon, ces deux-là semblaient déjà m’avoir oublié, aussi je m’éclipsais tandis qu’ils débattaient avec ferveur sur un sujet par lequel je ne me sentais pas vraiment concerné.

Il est vrai que mon triplé face aux Bermudes me trottait encore dans la tête. Il m’avait conféré un éphémère statut de célébrité locale dans les jours suivants le match. Trois buts ont suffi à faire oublier ma couleur de peau. J’en retirais une certaine fierté, l’impression d’avoir réussi quelque chose de plus grand que d’avoir gagné un match de foot, d’avoir remporté un autre match, sur un autre terrain. Et je savais que je n’avais rien à regretter. Ils seront dingues, les potes, à Saint-Guichon, quand je leur apprendrai tout ce qu’il m’est arrivé ces derniers temps.

Je rejoignis Céleste sur le canapé du salon. Je lui chuchotais un truc à l’oreille. Elle me sourit. Je lui pris la main, et nous sommes discrètement sortis de l’appartement. On a descendu les marches de la résidence pour nous rendre à la piscine. C’était notre rituel à nous. Aller à la piscine de la résidence au milieu de la nuit, c’est un truc qu’on a déjà fait plusieurs fois. A cette heure-ci, il n’y a personne et les lumières sont éteintes, rendant invisibles nos corps se mouvant dans l’eau. On ne fait rien d’illégal, mais il y a toujours un petit sentiment d’interdit que nous fait frisonner et qui donne tout son intérêt à la chose.

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On s’est déshabillé, ne gardant sur nous que le minimum syndical, avant de nous glisser dans l’eau fraîche, accompagnés par le chant des grenouilles, la sono un peu forte du voisin, et les bruits de la fête portés par le vent. Elle n’était pas d’humeur joueuse, comme elle l’était d’habitude. On s’est juste posé l’un à côté de l’autre, accoudé au bord, contemplant la voûte céleste partiellement camouflée par les nuages, avec sans doute quelques larmes se mélangeant à l’eau chlorée. Aucun de nous ne voulait prononcer le premier mot de ce qui serait notre dernière conversation en tête-à-tête, comme si notre silence avait stoppé la course du temps. Après de longues minutes, elle brisa finalement le silence, avec une voie remplie d’émotion.

-En tous cas, merci pour ces trois ans.
-Merci à toi. T’as été ma première histoire sérieuse. Si tu savais comme j’étais maladroit avec les filles avant qu’on se rencontre.
-Je te rassure, tu l’es toujours…

Nouveau silence, qu’elle brisa encore une fois.

-T’as pas l’impression que c’est la fin de quelque chose ?
-Oui… oui, mais c’est aussi le début. Tu te rends compte qu’on est sur le point de se lancer dans la vie ? Dans ce monde immense, à des milliers de kilomètres l’un de l’autre.
-Ça me fait peur. Qu’est-ce qu’on en connaît, du monde ? Et de la vie ? Je veux dire, quand on n’y pense, on n’a eu aucun cours qui nous a appris à affronter la vie.
-Tu sais, si ces trois années m’ont appris quelque chose, c’est que sur cette planète, on est chez soi à la fois partout et nulle part. Grâce à toi, je me sens un peu chez moi en Guyane. Mais ça m’est arrivé une paire de fois de me réveiller en pleine nuit et de me sentir triste en me sachant si loin de la maison. Quand c’était le cas, je tournais la tête vers la fenêtre de ma chambre et je levais les yeux vers le ciel, et ça allait mieux. Et tu sais pourquoi ?

Elle fit non de la tête.

-Ce sont les mêmes étoiles qui brillent au-dessus de Cayenne et de mon village. Si un jour tu te sens perdu, pense-y.

Elle soupira et détourna son regard vers les étoiles, comme pour essayer de comprendre la portée de ce que je venais de dire.

-Tu crois que ça va fonctionner, une relation à distance ?
-Si la distance a raison de notre couple, c’est juste qu’on n’était pas fait l’un pour l’autre. Si on se sépare, ce ne sera pas par hasard. Je ne crois pas au hasard.
-Et tu crois au destin ? Qu’il y a quelque chose de plus grand que nous qui contrôle nos vies et notre destinée ?
-Je ne crois pas non plus au destin à proprement parler. Mais je crois qu’on a tous une histoire au écrire, qu’il ne dépend qu’à nous de le faire.

On a fait l’amour une dernière fois, comme une façon de se dire au revoir. La nuit était belle, on aurait pu passer des heures à se raconter de vieux souvenirs, d’une histoire qui avait commencé près de 3 ans plus tôt par une nuit similaire, quelque part dans la forêt guyanaise, et qui semblait en quelques sortes se finir ce soir. On savait tous les deux que plus rien ne serait jamais comme avant, et même si on n’osait pas se le dire, je pense qu’on aurait tout donné pour remonter le temps, revivre cette première nuit ensemble et les années suivantes, pour ne jamais avoir à se préoccuper des obstacles que la vie devait inévitablement poser sur notre chemin, et vivre pour l’éternité cet amour d’été.

Puis on a regagné l’appartement. Harry et Jerry n’en avaient pas encore fini avec leur conversation.

-Moi je dis que la Guyane va péter d’ici deux ans grand max. Retiens bien ce que je viens de dire.
-Ouais, bon, si tu veux. Changeons de sujet : la France va la gagner, cette finale de l’Euro ?
-Tu sais ce que j’en pense : on enlève les joueurs ultramarins, ça vaut plus rien.
-Arrêtes, tu dis ça juste parce que tu rêves de voir Varane en sélection de Martinique.
-Avoue que ça aurait de la gueule !

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Je me réveillais en sursaut. La lumière perçait à travers les volets. Je tournais les yeux vers mon réveil et constatais qu’il était déjà 8h15. Je me levais aussitôt, et revêtis en vitesse les premiers vêtements qui traînaient sur le sol poisseux de ma chambre d’étudiant avant de me mettre en route et de courir en direction de l’IUT.

Il faisait particulièrement frais ce matin. J’avais oublié à quel point l’hiver lorrain était mordant. Et encore, on est qu’à la mi-novembre, mais les températures se maintiennent tout juste au-dessus de 0. Paraît-il même qu’il est tombé quelques flocons de neige la semaine dernière. Les nuages recouvraient le sommet des montagnes entourant la vallée de Saint-Dié, et il y avait du givre sur les pares-brises. Ça paraît bien loin, les 25°C qu’il doit faire en ce moment du côté de Cayenne.

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Arrivé à l’IUT, un grand bâtiment en tôle qui ne ressemble à rien de précis, j’entrais en trombe dans le bureau de Mme Gerot, la secrétaire du département informatique. Mme Gerot était le cliché de la secrétaire qu’on trouve dans toutes les administrations du monde, avec sa soixantaine passée, ses lunettes en forme d’étoiles, et sa façon de s’adresser à vous avec un air aigri.

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-Ah, vous voilà enfin, vous. On ne vous attendait plus. Et vous avez vu l’heure ?
-Toutes mes excuses, c’est le décalage horaire.

répondis-je encore tout essoufflé par mon sprint dans le froid.

-Le décalage horaire ? Vous prenez vos vacances en novembre, vous ?
-Non…
-Bon, et quel est votre motif d’absence, cette fois ?
-J’étais aux Antilles avec…
-Oui, oui, vous avez loupé une semaine de cours et traversé la planète juste pour un match de foot. Vous me l’avez déjà faite, celle-là.
-Et c’est d’autant plus vrai que j’y étais pour deux matchs, cette fois-ci.

Je voyais bien qu’elle ne me croyait pas, mais qu’est-ce que j’y pouvais ? Je lui disais la vérité. Il faut dire, c’est vrai que la situation est assez incongrue : un élève lorrain de l’IUT qui s’absente pour aller jouer des matchs aux Antilles avec l’équipe de Guyane.

C’était la deuxième fois depuis septembre que je m’absentais parce que j’étais sélectionné. Mon triplé face aux Bermudes m’avait apporté une certaine notoriété, et me permettait de continuer à être appelé malgré mon départ de Guyane. En octobre, on avait galéré à battre Saint-Kitts-et-Nevis à domicile, avant de conclure notre campagne de qualification la semaine dernière, dans la joie d’une victoire 5-2 en Haïti, lors d’un de ces éprouvants déplacements à travers la Caraïbe. C’était un match un peu fou, on était mené 2-0 après une demi-heure, avant que Sloan Privat ne mette un triplé, que j’y aille de mon but d’une frappe croisée en 2è mi-temps, et que Ludovic Baal ne conclue le score d’une frappe lointaine. Une victoire qu’on a longtemps fêté puisqu’elle nous ouvrait pour la première fois les portes de la Gold Cup l’été prochain aux États-Unis.

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Dans la foulée, j’étais parti en Martinique rejoindre le FC Lunéville. Depuis mon retour en Lorraine, je jouais en effet dans l’équipe de CFA2, dans laquelle j’étais doucement en train de gagner ma place. Karam m’avait prévenu que pour continuer à être appelé avec la Guyane, étant en métropole, il voulait que je joue au minimum en CFA2. Lunéville, situé à une grosse demi-heure de route de Saint-Dié, où je faisais mes études, et à un quart d’heure de Saint-Guichon, était le plan parfait, et avec mon coup d’éclat en sélection, je n’avais eu aucun mal à convaincre le club de m’engager. En plus, j’avais comme coéquipier un ancien gardien bien connu de l’ASNL, à savoir Gennaro Bracigliano.

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Le hasard a fait que Lunéville jouait son 7è tour de Coupe de France à quelques encablures d’Haïti, en Martinique, face au Stade Franciscain. Ce fut un match compliqué, mais on s’est qualifié aux tirs au but après un 0-0 bien moche.

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J’étais donc rentré en Lorraine hier après-midi seulement, fatigué, entre le décalage horaire, mes deux matchs dans les pattes, mes divers sauts de puce à travers les Antilles, et le vol de nuit depuis Fort-de-France. Pas facile d’être étudiant en métropole et international guyanais en même temps. Et il fallait en plus que je compose avec des gens comme Mme Gerot, qui ne me croyaient pas.

-Écoutez, j’ignore si ce que vous me dites est vrai, mais si c’est le cas, de vous à moi, ne pensez-vous pas qu’il serait judicieux d’abandonner ou votre carrière de footballeur ou vos études à l’IUT pour vous concentrer sur l’autre ?
-Hors de question. Le foot est trop important à mes yeux pour que j’y renonce, mais comme je joue en amateur, il faut bien que je fasse quelque chose à côté.
-Bon, soit. Maintenant, allez rejoindre votre salle de classe, vous êtes déjà assez en retard comme ça.

Je lui tournais le dos lorsque je me rappelais d’un dernier sujet que je voulais évoquer ce matin :

-Ah et au fait, je crois que je vais candidater pour le semestre au Canada.
-Avec ces absences à répétition, vous partez déjà avec un handicap.
-Oui, je sais, mais ça fait des années que je rêve d’y aller et ça coûte rien de tenter le coup. Donc si vous pouviez m’inscrire sur la mailling list pour les réunions d’informations…

Elle me jeta un dernier regard sévère avant de me libérer.

C’est la galère : j’ai une colle de maths et une semaine de cours à rattraper, et je n’ai pas eu le temps d’avancer dans le projet tutoré qu’on doit rendre dans un mois. Je suis même pas sûr de quel cours j’ai maintenant. J’ai fini par retrouver mon groupe TD dans l’un des labos d’informatique, tous mes camarades affairés à taper des lignes de code en Python sur leur machine, sous l’œil peu attentif de Mr Bezzaz, notre professeur d’algorithmique, un mec convaincu qu’on vit dans une simulation informatique, invoquant des preuves tels que les gens daltoniens, qui seraient en fait des bugs. C’est un endroit bizarrement peuplé, le monde de l’informatique.

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J’ai fini le cours en binôme avec Kévin. Nous étions supposés créer un programme permettant de déterminer le jour de la semaine pour une date précise.

-Merde, ça compile pas.
-T’as oublié de fermer la parenthèse ligne 18.
-OK, ça marche !
-Teste voir avec la date d’aujourd’hui.
-On est le 15 novembre 2016, c’est ça ? Et ça donne… un mardi.
-Parfait, ça a l’air de marcher.
-Attend, on va en tester d’autres. C’est quoi ta date de naissance ?
-Vas voir ma page Wikipédia !

Enfin se conclut le dernier cours de la journée. Quand on sort d’une semaine agitée comme celle que j’ai eu, le retour à la réalité est parfois difficile. À la sortie, certains fument une clope, d’autres restent pour discuter du dernier tournoi de League of Legends . Je n’ai pas de temps pour ces niaiseries, je filais direct. Après un rapide passage à mon appartement pour y récupérer mes affaires de foot, je filais à travers la rue Thiers en direction de la gare pour prendre le train vers Nancy, qui s’arrête à Lunéville. Trois soirs par semaine, c’est la même chose : je dois faire l’aller-retour pour aller m’entraîner avec le FCL. Au sortir d’une journée de cours, c’est pas toujours ce dont j’ai le plus envie, et ça me fait des journées vachement chargées, mais c’est le jeu. Ce qui est vraiment pénible, c’est que je suis dépendant des horaires de train. Vivement que je puisse me payer une voiture.

Sur le trajet, après Baccarat, les montagnes du massif vosgien et les forêts de pins laissent la place aux champs et aux collines, et un village se dessine sur l’horizon. Saint-Guichon. Aujourd’hui, je voyage plusieurs fois par semaine dans ces trains qu’on regardait passer avec envie dans notre jeunesse, tel un anonyme, mais sans oublier, dans un soupçon de nostalgie, que c’est ici que tout a commencé. Pourtant, parfois, j’ai l’impression de me faire du mal en repassant ici. Je voulais absolument revenir en Lorraine pour profiter d’un retour au source, faire à ma jeunesse les adieux que je n’ai pas eu le temps de faire, revenir vivre dans cet endroit que j’ai toujours considéré comme mon chez-moi. Que tout redevienne comme avant, comme ce que j’ai toujours considéré comme ma vie normale. Sauf que plus rien n’est comme avant.

Beaucoup de mes potes sont partis sur Nancy pour leurs études, les autres m’ont presque tous oubliés, ou sont passés à autre chose ; à 18 ans, on n’a plus les mêmes délires qu’à 15, ce qui fait que nos amitiés ne se reconnaissait plus forcément. Les parents ayant revendus notre maison, je ne peux même pas aller m’y réfugier en souvenir du bon vieux temps. Je n’ai plus la moindre attache ici. Je ne suis plus chez moi dans mon propre village. Je suis perdu, je ne sais plus où c’est, chez moi. Et j’ai perdu le seul endroit que je considérais comme tel. C’est sans doute ça, grandir. Parfois, j’en viens même à regretter d’avoir quitté la Guyane ; là-bas non plus, je ne me sentais pas chez moi, mais au moins, il y avait Céleste. Parfois, la nuit, il m’arrive de lever les yeux au ciel et de me dire que ce sont les mêmes étoiles qui brillent au-dessus d’elle. En tout cas, ma certitude, c’est que je n’ai plus rien à faire ici. Dès que je peux, je pars.

Saint-Guichon n’est désormais plus qu’un village comme un autre, mais ça me fait toujours un pincement au cœur de voir ce terrain qui fut ma deuxième maison pendant si longtemps, de me dire que tout ça appartient à un passé à jamais révolu. Parfois, il est occupé, souvent par des jeunes à l’entraînement, tel que je l’étais moi-même il y a quelques années. Et souvent, je les envie de jouer avec autant d’insouciance, tout en me demandant combien seraient prêts à sacrifier leur passé pour réaliser leurs rêves.

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Tout a commencé par le blocage d’un rond-point à Kourou un matin de mars 2017. Une nouvelle qui est passée inaperçue à mes yeux. Ce n’est que le lendemain, en voyant les divers posts de mes amis vivant en Guyane sur Facebook, que j’ai compris qu’il se passait quelque chose. Des milliers de manifestants aux quatre coins du territoire, pour protester contre l’insécurité et le manque de moyens, des barrages sur les routes, le report d’un tir d’Ariane, la fermeture des écoles, l’annulation de vols entre Paris et Cayenne, et le début d’une grève générale, le tout mené par un mystérieux collectif de gens tout de noir vêtus et encagoulés nommés les 500 Frères.

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Dans les médias nationaux, on entendait tout et n’importe quoi à propos du mouvement, et le sujet concurrençait les élections présidentielles approchantes. À lire certains articles, on avait l’impression que c’était la guerre civile. On en était bien loin, mais pour autant, j’étais bien content de ne pas être là-bas tant ça avait l’air d’être le bordel.

J’ai suivi le mouvement de loin, me sentant aussi concerné que le serait un vrai Guyanais. Après tout, j’étais Guyanais, maintenant. J’ai regretté de ne pas être parmi les manifestants lors de la grande marche du 28 mars. J’ai critiqué la politique de négligence de l’état français envers ses territoires d’outre-mer. Bref, j’étais du côté du peuple, et je le faisais savoir. En quelques sortes, j’étais un ambassadeur sur le territoire métropolitain. Je relayais les idées auprès de mes camarades de l’IUT, j’essayais de les sensibiliser au sort de la Guyane et plus généralement de l’outre-mer français, j’essayais d’alerter autant de monde que possible sur la situation, j’essayais de faire évoluer les consciences pour faire bouger les choses. Parce que ceux qui sont loin sont des relais pour que le mouvement prenne une ampleur nationale, et fasse gronder l’opinion publique.

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J’ai commencé à me poser des questions le 1er avril, lorsque le collectif Pou La Gwiyann Dékolé , qui participe à l’organisation du mouvement, a réclamé pour la Guyane un nouveau statut comprenant une autonomie renforcée. A partir de ce moment, les choses se sont emballées, et pour la première fois, il a été question d’indépendance. D’ailleurs, en faisant quelques recherches, j’ai découvert que la plupart des meneurs des 500 Frères étaient indépendantistes. Et là, j’ai compris que ce mouvement était l’arbre qui cachait la forêt, il était devenu un prétexte pour la promotion d’une idée à la base soutenue par uniquement quelques personnes. L’indépendance n’a jamais vraiment eu la côte en Guyane, pourtant, dans les jours suivants, la vague indépendantiste a fait son chemin. Le sens du débat m’échappait. En l’état actuel des choses, jamais la Guyane ne pourrait se débrouiller sans la France, le Suriname et le Guyana étant les meilleurs exemples locaux d’une décolonisation ratée. Ces gens que j’avais jusqu’à présent soutenu souhaitaient-ils vraiment un truc qui serait aussi néfaste pour la Guyane ?

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Le lundi suivant, lors de la pause déjeuner, assis à la même table que d’habitude pour manger les sandwichs qu’on venait d’aller acheter au Aldi d’à côté, je fis part à Kévin de mes inquiétudes :

-Pfff, c’est un tissu de conneries, leurs revendications », dis-je en levant les yeux de l’article dont je venais de lire le premier paragraphe sur mon ordinateur. « Leur seul argument, c’est que la France a mal fait son boulot, donc qu’ils doivent le faire eux-même. Mais bordel, quand tu sais comment les choses fonctionnent là-bas, ça va devenir une république bananière.
-Bof, tu sais, moi, la politique…
-Je suis sûr que même toi, ça te choquerais. D’ailleurs, plusieurs des leaders du mouvement ont été reconnus coupable dans une affaire d’arnaque aux faux papiers il y a quelques années. Sérieux, les mecs disent lutter contre l’insécurité alors que ce sont des criminels.

dis-je en lui tendant mon ordi pour qu’il lise l’article.

-Mouais, j’en pense trop rien. Eh, t’as vu ? T’es en photo !
-Quoi ? Rends-moi ça.

lançais-je en lui arrachant l’ordi des mains. Je n’étais pas descendu en bas de la page, mais ma photo figurait effectivement dans l’article. Ou plutôt, la photo d’un manifestant tenant une pancarte avec une photo de moi barrée d’une croix rouge. Intrigué, je lus la suite de l’article :

Théodore, quant à lui, juge que la présence de fonctionnaires en provenance de la métropole dessert la Guyane plus qu’elle ne lui rend service : « La Guyane aux Guyanais ! Les Blancs qui viennent ici n’ont aucune vision du long-terme, ils ne sont là que pour quelques années, le temps de nous piller en toute impunité, au nom de l’État français. Regardez Beauregar d : il est venu avec ses parents fonctionnaires, il est resté le temps d’intégrer la sélection, en prenant la place d’un vrai Guyanais au passage , il se dit fier d’être Guyanais, mais à la première occasion, il est retourné vivre en France. Pourquoi il n’est pas resté ici ? S’il ne veut pas de la Guyane, la Guyane ne veut pas de lui. »

Et moi qui croyait cette histoire réglée, voilà que les indépendantistes veulent me chasser de Guyane. De quoi m’inquiéter, alors que la Gold Cup se profile.

À Cayenne, tandis que les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre se multipliaient sous les fenêtres de la préfecture, de nombreuses réunions se sont tenues au cours du mois d’avril pour l’accord d’un plan d’aide entre 1 et 3 milliards d’euros, entre des parlementaires, des représentants des 500 Frères et de Pou La Gwiyann Dékolé , et des ministres ayant fait le déplacement. Il y a eu des rumeurs d’accord, des retournements de situation, mais au final, rien de concret. On attendait énormément de la réunion du 21 avril, que beaucoup d’observateurs jugeaient décisive pour l’avenir du département. C’était la veille du vote du 1er tour des élections présidentielles en Guyane, et une fois de plus, aucun accord n’a été trouvé, malgré des discussions « très constructives » d’après le préfet. Le lendemain, à 10h heure de Cayenne, les meneurs des 500 Frères ont proclamé l’indépendance de la Guyane. Je revois les images de ces hommes cagoulés sur le balcon de la préfecture, agitant un grand drapeau de la Guyane au-dessus d’une foule en liesse. Plus tôt dans la journée, ils avaient profité du bordel causé par les élections pour prendre le contrôle du bâtiment du Conseil Régional. Ils avaient pris le pouvoir.

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Évidemment, cette auto-proclamation n’officialisait encore rien. L’indépendance devait déjà être reconnue par la France. Mais lors du débat de l’entre-deux tours, certains éléments de langage d’Emmanuel Macron ne trompaient pas lorsqu’il évoquait la situation de la Guyane, le plus marquant étant qu’ils parlait « d’expatriés » pour parler des métropolitains vivants en Guyane. Lorsqu’on lui posait la question sur l’indépendance, il balançait en touche en évoquant une consultation de la population pour un nouveau statut. Marine Le Pen, quant à elle, fustigeait l’immigration et promettait la fermeture des frontières de la Guyane si elle était élue. La pauvre, elle n’avait pas idée de ce qui l’aurait attendu ; une frontière de près de 700 kilomètres en pleine jungle, matérialisée par deux fleuves, avec comme seules infrastructures des villages non reliés au réseau routier, c’est impossible à surveiller.

Une semaine après son élection, Macron se rendit en Guyane pour signer les accords de Cayenne entérinant l’indépendance. Une affaire réglée dans la précipitation, on voyait bien qu’il s’en foutait et qu’il voulait manifestement se débarrasser du dossier le plus vite possible pour s’occuper des affaires qui l’intéressaient vraiment. Moins de deux mois auront suffis à faire de la Guyane un pays indépendant, en ce matin du 15 mai 2017.

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Mais à la limite, ce n’est pas tant que ça l’indépendance de la Guyane qui m’inquiétait. Si c’est ce que voulait la population, soit. Mais du coup, est-ce que j’allais pouvoir continuer à être appelé par la sélection et jouer la Gold Cup ? Est-ce qu’au moins je répondrai aux critères d’obtention de la nationalité? Après tout, je suis devenu un joueur régulier de l’équipe, j’ai participé et contribué à la qualification, et c’est pour moi une occasion unique de disputer une compétition internationale. Et j’aurais vraiment les glandes de louper ça pour une raison aussi improbable qu’une déclaration d’indépendance deux mois avant la compétition.

J’en ai parlé à Karam, lors d’une conversation téléphonique quelque jours plus tard :

-C’est quoi les critères pour obtenir la nationalité ?
-Justement, c’est pas très clair. Les 500 Frères ont posé leur QG au bâtiment du Conseil Régional. Ils ont pris la direction des opérations et font figure d’autorité, mais on voit bien qu’ils n’étaient pas préparés à ce qu’il se passe ; ils sont totalement dépassés et personne ne les prend vraiment au sérieux. On sait même pas quel régime politique va être mis en place. Du coup, c’est le bordel, il leur faut du temps pour tout organiser. Pour le moment, le seul texte officiel qui parle de la nationalité dit, je cite : « Peut présenter une demande de nationalité Guyanaise à titre de Guyanais toute personne capable de présenter un document justifiant de son état de Guyanais ».
-C’est vachement vague. Comment on justifie ça ?
-C’est bien le problème, c’est ouvert à toutes les interprétations. Du coup, tout le monde présente une demande, mais ça va être un bordel sans nom pour délivrer les passeports, entre les Brésiliens et les Haïtiens qui tentent le coup et les Guyanais qui n’ont rien à leur disposition pour prouver qu’ils sont Guyanais.
-Aïe. Du coup, comment je fais ?
-Pour toi, je suis plutôt confiant. T’es loin d’être le plus mal loti. Déjà, la Ligue va s’occuper des formalités pour les joueurs de la sélection. On n’a pas à s’inquiéter du timing, Mr Mélouga, le président de la Ligue, connaît pas mal de monde, donc il devrait pouvoir nous faire passer en priorité pour que tout le monde ait son passeport pour aller à la Gold Cup. Ensuite, je sais que tu as été une des cibles des indépendantistes, mais en tant que sportif ayant représenté la Guyane au niveau international, ta demande devrait être acceptée sans problèmes.

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L’indépendance va permettre de participer aux qualifs de la CDM :slight_smile:

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Superbe histoire très bien racontée qui mêle le vrai à la fiction. Chapeau

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Je dirais pas mieux que @VertPourToujours !

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Je viens de tout lire d’une traite, je suis FAN! Je me suis pris dans l’histoire comme si c’était la mienne tellement que c’est bien écrit! Tellement hâte de voir la suite :slight_smile:

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@Coach @VertPourToujours @mattounou @AlexCeptioN Merci beaucoup pour ces retours plus qu’encourageants :blush:

Harrison, New Jersey. Posée au bord de la Passaic River, la silhouette grasse de la Red Bull Arena se dessine dans la lumière de la fin d’après-midi. On n’est qu’à 12 kilomètres de Manhattan, mais les allures désolées du quartier nous donnent plus l’impression d’être dans une zone industrielle abandonnée que dans la banlieue de New-York.

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Sitôt sortis du bus, nous n’avons eu que quelques pas à faire sous les tribunes du stade pour nous retrouver au cœur de l’antre, au bord d’une pelouse impeccable d’un vert clair éclairé par les projecteurs. Autour, les 25000 sièges bleus décorés du logo d’une célèbre marque de boissons énergisantes me font tourner la tête. C’est la première fois que je vais jouer dans un stade aussi grand, devant autant de monde. C’est sûr que ça change d’Edmard-Lama ou du stade Fénal. Et puis c’est ici que Thierry Henry a fini sa carrière.

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Le visage éclairé par le soleil de New-York, je savourais ma chance d’être ici, sur le point de disputer mon premier tournoi international, comme tous mes coéquipiers. C’était la consécration d’une année réussie sur le plan sportif ; j’avais fini la saison avec 11 buts, pas mal pour une première en CFA2. Avec Lunéville, on avait assuré le maintien, et on avait amené le club en 32è de finale de la Coupe de France pour la première fois depuis plus de 80 ans, un match que nous avions perdu avec les honneurs face à Chambly, qui joue en National.

Avec la Guyane, on venait de participer fin juin à la coupe caribéenne des nations, qu’on avait fini à la troisième place après une prestation glorieuse face à la Jamaïque et une victoire contre la Martinique devant son public. Mais ce tournoi n’était qu’un échauffement en vue de la vraie compétition : la Gold Cup. Quoi qu’il arrive, nous allions entrer dans l’histoire comme la première équipe de Guyane à participer à la compétition. Un symbole d’autant plus fort avec l’indépendance récente, qui tend à montrer que la Guyane a pris un nouveau départ sur tous les plans.

Tout le monde était de bonne humeur, comme si la perspective de jouer une grande compétition avait insufflé un vent d’optimisme en nous. Pas de blessés, nos meilleurs joueurs avaient tous été libérés par leurs clubs, l’effectif était au complet. Finalement, la plus grande inconnue, c’était notre adversaire du jour, et on se posait tous la même question :

-Ils valent quoi, le Canada ?
-Pas grand-chose. Je me souviens qu’ils avaient perdu contre la Martinique à la Gold Cup 2013, et qu’ils passent généralement pas les poules. Mais de ce que j’ai entendu, ils sont entrés dans un nouveau cycle depuis quelques mois. Enfin, je m’en fais pas trop : apparemment, leur star, c’est un jeune de 16 ans. Il y a toute une hype autour de ce gamin.
-Quoi ? Comment on peut jouer en équipe nationale aussi tôt que ça ?
-J’en sais rien. Tu le sais sûrement mieux que moi, t’avais 18 ans à ta première sélection.
-Pas faux. Et comment elle s’appelle, cette star ?
-Alphonso Davies.

Cependant, même si l’ambiance était au beau fixe, il y avait tout de même quelque chose qui me préoccupait :

-Au fait, coach, vous savez où ça en est pour mon passeport ? Je suis le seul de l’équipe à pas encore l’avoir eu.
-Mélouga m’a sous-entendu qu’il l’avait reçu. De toute façon, pendant la compétition, c’est la Fédé qui conserve les passeports, vu qu’on doit les présenter aux officiels, et aussi pour être sûrs que personne va perdre le sien.
-Vous avez beau dire, j’en ai pas encore vu la couleur. J’ai dû entrer aux USA avec mon passeport français.
-Écoute, c’est pas moi qui gère ça, et de toute façon, te fais pas de bile, ta demande a bien été acceptée, si j’en crois Mélouga. T’as peut-être pas encore eu ton passeport, mais t’en fais pas, t’as bien la nationalité guyanaise et le droit de participer à la compétition, si c’est de ça que tu t’inquiètes.

A l’échauffement, j’essayais de ne pas me laisser distraire par l’environnement : je n’ai pas l’habitude de jouer dans un si grand stade, et même si le public serait sans doute famélique, il serait sûrement toujours plus nombreux que sur le bord des pelouses de CFA2. Avec la musique qui descendait des gradins, la voix du speaker qui résonnait, la lointaine odeur de frites, les Canadiens qui ont l’air tellement plus professionnels que nous, les photographes au bord du terrain, et en sachant que pour la première fois, j’allais jouer un match qui serait télévisé de l’Alaska à l’Oyapock, j’avais réellement l’impression de m’apprêter à disputer un premier match chez les pros. Tout à coup, alors que je me tenais prêt de la ligne médiane, je fus frappé dans le dos. Un ballon en provenance du camp canadien qui venait de me rebondir dessus. À 15 mètres de moi, de l’autre côté de la ligne, se tenait un afro-américain avec un visage enfantin et une coupe de Jackson Five. C’était donc lui, Alphonso Davies ? Il m’adressa un signe d’excuses et quelques mots en anglais que je ne compris pas mais que j’interprétais comme une demande pour que je lui rende le ballon. Je m’exécutais, et sans un regard de plus, nous retournâmes à nos échauffements respectifs.

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À notre retour aux vestiaires, Karam était en train d’écrire le nom des titulaires sur le tableau blanc. Je constatais avec satisfaction qu’il était entrain d’écrire mon prénom à la pointe de l’attaque. Il m’avait confié qu’il me ferait probablement débuter, mais il y avait toujours au fond de moi cette incertitude, qui du coup venait de s’envoler à l’instant. J’allais jouer un match de Gold Cup ! Tout à coup, je fus bousculé par une ombre. Pas un mot d’excuse, l’ombre se dirigea vers Karam. Il s’agissait de Mélouga, le président de la fédération nouvellement créée. Tandis que je me dirigeais vers ma place, je le vis glisser quelques mots à l’oreille de Karam en jetant un rapide coup d’œil en ma direction. Karam eut l’air étonné, mais après quelque secondes qui durèrent une éternité, il effaça discrètement du tableau blanc les premières lettres de Nolan pour les remplacer par d’autres, transformant Nolan en Sloan . J’étais en train de m’asseoir, mais je me relevais aussitôt pour aller demander des explications aux deux protagonistes.

-Eh, qu’est-ce qu’il se passe ? Je joue plus ?
-Changement de plan. Mr Mélouga vient de m’adresser une remarque… pertinente. Sloan va débuter en pointe.
-Mais…

Je lâchais l’affaire. Je n’avais pas mon mot à dire, et ça allait à l’encontre de mes principes de contester les décisions du coach. Je leur tournais lentement le dos et regagnais ma place, déçu. Tant pis, je finirai bien par avoir ma chance. Je vis juste Karam me lancer un regard compatissant et un « Désolé, gamin », tandis que Mélouga, sans le moindre état d’âme, se plaça dans un coin de la pièce, les bras croisés, pour écouter la causerie d’avant-match :

Avant toute chose, je voudrais vous dire merci. Merci d’avoir répondu présent, merci pour tous les efforts que vous avez déjà fourni. Pour une nation comme la nôtre, c’est un chemin de croix de se qualifier à la Gold Cup, mais on l’a fait, alors juste pour ça, merci.

Songez que la majorité des joueurs professionnels ne participeront jamais à une compétition internationale. Et vous, vous avez cette chance alors que vous êtes amateurs pour la plupart. Surtout, n’oubliez pas la chance que vous avez d’être là, et vivez-là à fond, profitez-en bien, parce que ce sera peut-être la seule de votre vie.

Dites-vous aussi qu’au pays, il y a des gens qui souffrent, qui sont en galère à cause de ces histoires de passeport. Apportons-leur un peu de bonheur. Faisons honneur à la Guyane.

Allez les gars, bonne chance !

Tout le monde se releva en applaudissant et en lançant de grands cris d’encouragements, des « On va les tuer, ces bouffeurs de pancakes ! », et nous nous engageâmes tous dans le couloir. Les titulaires se placèrent en ligne, prêts à entrer, et je regrettais de ne pas pouvoir me joindre à eux. A côté d’eux, les joueurs du Canada, vêtus de vestes rouges, semblaient déjà concentrés, sans doute moins intimidés, eux qui étaient automatiquement qualifiés pour la Gold Cup et qui avaient donc l’habitude de ces matchs. Avec les autres remplaçants, nous traçâmes directement jusqu’à l’entrée du terrain pour aller nous placer sur notre banc de touche. Même si le stade s’était un peu rempli, il était aux trois quarts vides. Naïf que j’étais, je pensais qu’avec la proximité de la frontière, les canadiens auraient envahis le stade, mais mis à part quelques drapeaux isolés, les quelques spectateurs semblaient être neutres. Il y avait l’air d’y en avoir pas mal avec le maillot du Honduras, qui affrontait le Costa Rica ici même dans la foulée de notre match.

La Marseillaise et Ô Canada résonnèrent dans l’antre, repris d’un côté comme de l’autre presque exclusivement par les bancs de touche. Avec nos maillots entièrement jaunes et nos shorts bleus, on avait des faux airs de Brésil. Le coup d’envoi fut donné à 19h. Ça y est, la Guyane vient d’entamer sa première Gold Cup. Dès lors, je cherchais Davies du regard. Ce gamin m’intriguait, je voulais voir ce qu’il valait vraiment. Je ne tardais pas à le trouver, portant le n°12.

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Le début de match fut compliqué. Sans doute autant tétanisés par l’enjeu que par notre déficit de talent par rapport au Canada, nous concédions les premières occasions. A la 3è minute, Donovan Léon se détendit superbement pour capter un coup-franc du 10 canadien. Une frappe non cadrée, une tête qui passe devant le but, et aucune occasion pour nous. Qu’est-ce que c’est frustrant de regarder un tel match du banc de touche, on se sent tellement impuissant. Peu avant la demi-heure, un coup-franc canadien tiré de la droite passa devant tout le monde et fut poussé au fond par le 5 canadien. Les filets tremblèrent, et sur le banc, nous lâchions tous la même onomatopée de déception. 1-0 à la mi-temps, ça aurait pas encore été trop mal, mais juste avant la pause, une frappe de l’entrée de la surface de leur 8 termina au fond. À la mi-temps, il y avait 2-0, et le match semblait déjà plié vu la façon dont nous avions subis. Pas de grand discours, Karam lui-même ne semblait pas trop savoir quoi faire. Nous avions fondés beaucoup d’espoirs sur ce premier match de poule face à une équipe qui semblait à notre portée, mais nous étions en train de nous écrouler.

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À l’heure de jeu, alors que nous étions à l’attaque, le ballon fut récupéré par le Canada. En deux passes, Davies fut lancé dans le rond central. Le bougre nous avait déjà fait plus tôt quelques démonstrations de ce qu’il savait faire avec un ballon dans les pieds. Il avait une telle maîtrise qu’à côté de lui, j’avais l’impression d’être un imposteur. Cette fois, d’une pointe de vitesse incroyable, il se débarrassa avec une facilité déconcertante de nos deux défenseurs centraux pour filer au but et battit Donovan Léon d’un plat du pied. Nous étions tous bouche bée, impressionnés.

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-Waouh !
-Incroyable, ce gamin.
-On aurait dit Mbappé.
-Vous savez, en janvier, en Coupe de France, avec Lunéville, on savait déjà que le vainqueur de notre 32è de finale jouerait Monaco en 16è. Du coup, avant le match, on s’était dit avec qui on aimerait échanger nos maillots si jamais on jouait Monaco. Et j’avais sorti quelque chose comme : « Même Mbappé, je prends ». Le mec, je le connaissais même pas, j’avais juste vu son nom je sais plus où. Deux mois plus tard, il faisait ses débuts en équipe de France.
-Où tu veux en venir ?
-Ce que je veux dire, c’est que dans le foot, tout peut aller très vite. On a peut-être une future star mondiale sous les yeux. Et pour finir mon anecdote, le truc marrant, c’est que c’est Anthony, qui joue à Chambly, qui a récupéré son maillot en 16è, après avoir mis un triplé pendant le match.
-Sérieux ? Antho a le maillot de Mbappé ?
-Il est trop chaud, Mbappé. J’annonce : l’année prochaine, il marque en finale de la Coupe du monde.
-Pfff, la France en finale ? Et pourquoi pas la Croatie ? Il y a trop d’équipes au-dessus de la France : le Brésil, l’Allemagne, l’Espagne, l’Argentine…
-Oh, les mecs, c’est bon ? Vous avez fini ?

nous lança Karam d’un air sévère. Il s’était tourné vers nous et posa le regard sur moi. Il sembla hésiter, avant de demander :

-Nolan, t’es prêt à entrer en jeu ?

J’avais passé le premier quart d’heure de la reprise à m’échauffer. S’il y a bien une chose pour laquelle j’étais prêt, c’était d’entrer en jeu. Quelques instants plus tard, j’ai donc remplacé Shaquille Dutard. Plus le temps de m’occuper des tribunes, j’étais dans ma bulle.

69è minute : on obtient un corner. Je me place au premier poteau, au niveau des 6 mètres. Anthony Soubervie (celui-là même qui a récupéré le maillot de Mbappé) le frappe sortant. Je vois le ballon se diriger vers moi. Dans un éclair, je saute plus haut que tout le monde et je met un bon coup de tête dans le ballon. Une tête croisée que je vois redescendre dans le but, qui passe le gardien impuissant avant de frapper les filets. Je suis traversé par un frisson, tandis que le public s’exclame et applaudit. J’en ai aussitôt conscience : je viens de marquer le premier but de l’histoire de la Guyane à la Gold Cup. Et ça, personne ne pourra me l’enlever. Sloan est déjà parti récupérer le ballon dans les filets. Pas le temps de célébrer ce but de l’espoir, je regagne notre moitié de terrain en tapant quelques mains au passage.

Je crois que ce but est ce dont on avait besoin pour se débloquer. On est aussitôt reparti à l’attaque. Une minute après le but, j’étais dans la surface. Je vis un nouveau centre, de Grégory Lescot, arriver dans mon secteur. Le centre était un peu court, et un rebond juste devant moi le rendit particulièrement délicat à reprendre. Il ne restait qu’une solution : je bondis et plongeais en avant, donnant un coup de tête pour prolonger la balle, tel Van Persie contre l’Espagne en 2014. Tandis que je terminais de tomber par terre, je vis la balle s’élever pour suivre une trajectoire parabolique. Elle loba le gardien, trop surpris pour esquisser le moindre geste, et redescendit juste sous la barre pour finir sa course dans les filets. Je finis la tête dans le gazon, sous les acclamations plus fortes d’un public qui commença à prendre parti pour nous et pour une possible remontée improbable. Avec deux buts en une minutes, tout était de nouveau possible.

À compter de ce moment, tous étions tous intenables. J’enchaînais les appels, les contre-appels, les courses pour aspirer la défense, je fis plusieurs chevauchées fantastiques au cours desquels j’éliminais plusieurs adversaires, je me démenais comme un beau diable, et j’entraînais le reste de l’équipe. J’étais devenu le meneur de cette Guyane à la poursuite d’un exploit. Une reprise de Kévin Rimane fut captée par le gardien, et une de mes frappes rasa la transversale. Les Canadiens semblaient totalement dépassés, et ce ne semblait être qu’une question de minutes avant qu’ils ne craquent. Mais le temps s’écoulait en notre défaveur, et les rouges avaient garé le bus. C’est ainsi qu’à la 85è, à l’issue d’un contre rondement mené, Davies encore lui se retrouva seul et eut tout son temps pour ajuster Donovan. 4-2. Cette fois, c’était fini.

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Étant passés tout près de l’exploit, ce but nous avait mis le moral dans les chaussettes. Aussi les dernières minutes furent-elles une pâle parodie d’un football téléphoné, entre nous qui n’en avions plus rien à foutre, et le Canada qui savait qu’il avait gagné. 4-2, ce fut le score final.

La défaite était une déception en soi, mais on ne manquerait pas de parler de notre capacité de réaction et du fil à retordre qu’on a donné à nos adversaires, ce qui nous permet malgré tout d’espérer pour la suite du tournoi. Et puis j’étais plutôt fier d’avoir inscrit un doublé, les deux premiers buts de la Guyane en Gold Cup.

Encore sur la pelouse, je cherchais Davies. Après la prestation qu’il avait livré, je voulais absolument échanger mon maillot avec lui. Quelqu’un me tapa sur l’épaule. Davies lui-même. Finalement, c’est lui qui m’avait trouvé. Il mima un geste pour me demander si on pouvait échanger nos maillots, d’une façon maladroite, comme s’il ne savait pas comment le dire. Il faisait preuve d’une telle assurance avec le ballon que je ne m’attendais pas à tomber sur un gars tout timide. Du coup, on a échangé nos maillots sans un mot. Mais avant qu’on se sépare, j’ai tout de même brisé le silence dans un anglais maladroit :

-Eh, bravo mec, tu m’as impressionné.
-Tu rigoles ? C’est toi qui m’a impressionné.
-Moi ? Arrête, je crois que j’ai juste eu du bol. Mais toi, jouer comme ça à seulement 16 ans…
-Merci, mais je te jures, tu joues super bien aussi. Cette entrée en jeu que t’as fait… Tu joues où ?
-Je suis même pas pro, je joue en amateur en 5è division française.
-Pas possible ! Je joue en MLS, je te jure que j’affronte chaque semaine des mecs moins bons que toi.

On a poursuivi la conversation tout en se dirigeant vers la sortie du terrain, tandis qu’à côté des bancs de touche, Mélouga était en train de passer une soufflante à Karam sans que je comprenne vraiment pourquoi. Finalement, on s’est quitté à l’entrée du couloir pour repartir chacun vers notre vestiaire :

-Eh, sérieux, tu devrais venir au Canada, on a besoin de gars comme toi pour développer le soccer là-bas.
-J’y penserai, mec. Mais je suis sûr qu’on se recroisera sur les terrains.
-T’as raison, c’est que le début !
-C’est que le début…

On s’est fait un dernier signe avant de repartir chacun de son côté, mais je gardais en tête ce qu’il venait de me dire, son invitation à venir au Canada. Un rêve un peu fou refit surface. C’est comme si une fenêtre venait de s’ouvrir pour laisser entrer une lueur d’espoir. Et si, finalement, je pouvais devenir footballeur pro ? Je sais pas du tout comment fonctionne le foot là-bas, mais s’il y a quelque chose à tenter, une opportunité à pendre… Oui, pourquoi pas… Après tout, « C’est que le début ».

Arpentant les couloirs vides de la RedBull Arena d’un pas léger, je m’apprêtais à ouvrir la porte du vestiaire, lorsqu’un raclement de gorge m’interpella. Je fis volte-face pour me retrouver face à un délégué de la Concacaf, qui m’adressa la parole :

-Monsieur Beauregard ?
-Lui-même.
-Veuillez me suivre, s’il vous plaît.
-Il y a un problème ?
-On a constaté une irrégularité vous concernant. C’est sûrement pas grand-chose, mais on a besoin de s’entretenir avec vous et un membre de votre fédération pour clarifier la chose.

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J’ouvris les yeux, réveillé par la lumière déjà forte du matin passant à travers les jalousies. Je jetais un œil autour de moi le temps de me rappeler que j’étais de retour dans ma vieille chambre, dans l’appartement de mes parents à Cayenne. J’ai tant voyagé depuis à peine un mois : Saint-Dié, Orly, la Martinique, Miami, New-York, Houston… J’ai l’impression de me réveiller chaque matin dans un lit différent. Aussi, ça fait du bien de se retrouver dans un endroit familier. Pendant un instant, je fus de retour il y a 18 mois, à l’époque du lycée, et je me sentis étrangement bien en songeant que mes seuls problèmes de la journée seraient de résoudre un problème de maths devant toute la classe et de me faire interroger en espagnol. Il ne reste plus grand-chose de l’époque où je vivais là, mais on distingue encore les marques laissées par quelques posters sur le mur blanc au-dessus du bureau. Malgré l’heure matinale, la chaleur humide a déjà transformé ma chambre en cocotte-minute. Quand j’ouvris la porte, encore dans les vapes, les 25°C qu’il faisait dans le couloir me parurent aussi agréables qu’une fraîche brise de printemps.

Bien que la salle à manger soit déserte, la table portait deux baguettes de pain entamées, un vase rempli de bananes et de maracudjas, un post-il des parents m’informant qu’ils sont à la piscine, et le France-Guyane du jour. L’esprit encore trop embrumé pour comprendre les lettres qui dansaient sur la une, je me saisis du journal et j’allais m’installer sur la terrasse. En face, un soleil de plomb s’abattait déjà sur la colline couverte d’arbres qu’est le Mont Bourda, qui semblait couper l’océan brun en deux.

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Je m’abandonnais quelques instants à la contemplation du paysage avant de me lancer dans la lecture du journal. La une se composait d’une grande photo d’un joueur de la sélection un ballon dans les pieds, vraisemblablement lors de la Gold Cup. « C’est qui, lui, déjà ? », me dis-je avant de me rendre compte qu’il s’agissait de moi. Je suis toujours étonné par la difficulté que j’ai à me reconnaître sur une photo ; il m’avait fallu bien 15 secondes pour me trouver sur la photo de la sélection à la Gold Cup, alors que j’étais le seul Blanc de l’équipe. Les cheveux en désordre, les joues grasses, quelques boutons sur le front, et ce qui semble être une tentative foireuse de me laisser pousser la barbe. Je ressemble vraiment à ça ? Faudrait que je me regarde plus souvent dans un miroir. Tant bien que mal, je déchiffrais les deux mots qui s’affichaient sur la photo en guise de gros titre : « Il savait ! ».

Je soupirais. Ces journaleux ne peuvent donc pas passer à autre chose ? Ce n’est que du foot, mais depuis notre retour de la Gold Cup, ils sont bloqués là-dessus, au point d’en faire une affaire d’état. En même temps, il est vrai que j’étais – encore une fois – impliqué malgré moi dans une affaire sans précédent et dans la tempête médiatique qui allait avec. Sur les réseaux sociaux, j’avais même vu passer des articles de journaux sportifs américains ou canadiens expliquant les tenants et les aboutissants de l’affaire, laquelle avait pris une tournure internationale, et sans le vouloir, j’étais désormais connu dans toute la Concacaf. J’aurais aimé que L’Équipe me consacre mon premier article dans un autre contexte. Tout le monde s’interrogeait, personne ne comprenait comment une telle chose avait pu arriver. Ici, en Guyane, j’ai dû être un héros pendant quelques heures pour mon doublé face au Canada, mais me voilà maintenant considéré comme un un traître. Et cette fois, j’ai beaucoup moins de défenseurs que la dernière fois. Je lus les premières lignes de l’article :

Nouveau rebondissement dans l’affaire Beauregard : d’après une source interne à la Fédération, le joueur était totalement au courant de sa situation et l’aurait caché au staff de la sélection afin de prendre part à la compétition . Pour rappel, la Guyane a été disqualifiée de la Gold Cup après son premier match, après que la Concacaf ait découvert que Beauregard, aligné lors de cette rencontre, ne possède en fait pas la nationalité guyanaise. Accusée de négligence pour ne pas connaître la situation de ses propres joueurs, la Fédération a rejeté la faute sur Nolan Beauregard, qui, quant à lui, n’a encore fait aucune déclaration officielle. Nous avons contacté le service de délivrance de nationalité de la Capitale, qui nous a confié que sa demande avait été refusée parce que le dossier était incomplet et que Beauregard en avait été notifié avant le début de la compétition.

Eh bien voilà qui ne va pas arranger mon cas. Déjà que l’affaire a ravivé le débat identitaire que je pensais pourtant avoir clos il y a un an. Depuis le match, ma vie est devenue un cauchemar.

J’ai compris que quelque chose n’allait pas lorsque les officiels m’ont convoqué après la rencontre. Pendant de longues minutes, assis face à eux, ils m’ont interrogé à la façon d’un interrogatoire de police, dans une pièce aux murs blancs. On me demandait de montrer mon passeport ou n’importe quel élément prouvant que je possédais bien la nationalité. J’en ai évidemment été incapable. Au bout d’un moment, Mélouga est arrivé, et j’ai cru que mon calvaire touchait à sa fin, qu’il allait leur filer mon passeport, que les officiels se confondraient en excuses, et que la vie reprendrait comme s’il ne s’était rien passé. Mais je suis tombé de très haut. Ses mots résonnent encore dans ma tête :

-Mais je n’ai pas son passeport. Je ne l’ai jamais eu entre les mains. En fait, je ne suis même pas sûr qu’il en ait bien un.

Une commission s’est réunie en urgence le lendemain pour statuer sur l’affaire, et alors qu’on débarquait à Houston, où on devait jouer notre deuxième match face au Honduras, on a appris qu’on avait été disqualifié de la compétition et que nos trois matchs seraient perdus sur tapis vert.

Évidemment, après quelques heures de flottement, tout m’est retombé dessus : on se faisait virer à cause de moi. Mes coéquipiers, le staff, tous m’en ont voulu. Tous avaient l’impression que je les avais trahis. Mais moi, qu’est-ce que j’y pouvais ? On m’avait dit que Mélouga avait mon passeport, que je n’avais pas à m’en faire. Sauf qu’il fallait un fautif, et que j’avais beau me justifier, donner ma version des faits, personne ne m’écoutait ou ne voulait me croire. C’est comme un duel de cow-boys : le premier qui se fait tirer dessus perd la partie, peu importe la vérité qu’il y a derrière. J’étais évidemment devenu inéligible en équipe de Guyane tant que je n’avais pas obtenu la nationalité en bonne et due forme, mais ma carrière en sélection était de toute façon compromise. Et bien sûr, tous mes sélections et buts passés avaient été annulés. Je n’étais plus rien.

Un moment, j’ai même sérieusement flippé que ça dépasse le cadre de la sélection, que je me retrouve en prison. Aux contrôles de police de l’aéroport de Miami, dernière escale avant de quitter les États-Unis, j’étais convaincu qu’on allait me sauter dessus d’un instant à l’autre pour me jeter dans une cellule de Guantánamo pour 308 ans pour avoir menti sur mon identité, ou quelque chose comme ça.

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On est donc rentré en Guyane plus tôt que prévu, tous vachement déçus, mais moi peut-être plus que les autres, avec l’impression que c’était ma faute, et le sentiment d’avoir gâché à mes coéquipiers ce qui aurait dû être le meilleur moment de leur carrière. À l’aéroport de Cayenne, on a été accueilli par une foule en colère. Des centaines de gens nous attendaient dans le terminal, massés derrière des barrières retenues tant bien que mal par des agents de sécurité. Ce qui aurait dû être une fête a failli finir en émeutes. Les menaces et les insultes en créole fusaient dans tous les sens, et j’avais l’impression que la plupart m’étaient destinées, surtout si j’en crois les quelques pancartes qui nageaient au-dessus de l’océan de visages furieux.

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Tout le monde est reparti de son côté. Aucun de mes coéquipiers n’avait eu un dernier mot sympa pour moi. J’aurais dû rentrer direct en France, aller me remettre de cette aventure et passer l’été là-bas avec Céleste, ça m’aurait changé les idées et évité de me frotter à l’ambiance pesante de la Guyane. Mais quand rien ne va, rien ne va, et manque de bol, la Fédé a « oublié » de réserver un billet d’avion à certains joueurs venant de France, moi y compris. Me voilà donc bloqué en Guyane pour quelques jours de plus, en vacances improvisées chez mes parents, dans un climat pesant.

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Je ne lus même pas la fin de l’article. À quoi bon ? Ce ne serait qu’un énième torchon pour se défouler sur le coupable désigné.

Dans l’après-midi, j’étais convoqué au siège de la Fédé par Mélouga. J’ignore toujours son rôle précis dans cette histoire, mais j’ai l’impression qu’il n’est pas si innocent qu’il le laisse croire. Je ne lui ai pas demandé plus d’explications que ça pendant le rassemblement, je lui faisais confiance, mais maintenant que j’y pense, et si c’est lui qui était derrière tout ça ? En tous cas, j’ai l’impression qu’il ne m’a jamais aimé. Non, c’est impossible, jamais le président d’une fédération n’aurait monté un coup pareil contre un joueur.

Sous le soleil brûlant de l’après-midi, j’ai donc parcouru le court chemin me séparant des locaux vétustes de la Fédé, au stade de Baduel. Au bout d’un couloir mal ventilé au sol carrelé et aux murs usés par le climat, j’y trouvais Mélouga dans son bureau.

-Ah, Nolan, te voilà. Entres, assieds-toi, je t’en prie.

Il avait un air plutôt rassurant. J’étais un peu anxieux, comme un collégien convoqué chez le directeur parce qu’il a fait une connerie. J’ignorais le motif véritable de cette convocation, mais franchement, au point où j’en étais, peu importe ce qu’il pouvait me dire, j’en avais plus rien à foutre. Ma carrière était foutue, qu’est-ce qu’il pouvait bien m’arriver de pire ?

-Bon, vu que c’est sans doute la dernière fois qu’on se voit, j’ai décidé de te dévoiler la vérité sur cette affaire. Histoire que tu comprennes bien pourquoi tu n’as jamais été le bienvenu ici.

Sur cette dernière phrase, son ton était devenu sévère.

-La vérité ? Vous savez ce qu’il s’est vraiment passé ? Rassurez-moi, c’est quand même pas vous qui êtes derrière tout ça ?
-Tu es perspicace. Bien sûr que c’est moi.

Je n’eus aucune réaction. Ça ne m’étonnait même pas.

-Pour commencer, je ne t’ai jamais voulu dans l’équipe, et je considère que tu n’y as jamais eu ta place, pour des raisons évidentes. Aussi, l’indépendance a été une aubaine, car elle te privait officiellement de ton statut de Guyanais tant que tu ne l’avais pas regagné. Du coup, vu que la Fédération s’occupait de faire les demandes pour les joueurs, j’en ai profité pour discrètement retirer ton dossier de la pile. Bon, le problème, c’est que cet abruti de Karam, qui n’était pas au courant de la situation, t’as quand même sélectionné pour la Gold Cup, et qu’en plus, il voulait te faire jouer. C’est pour ça que je suis intervenu avant le match face au Canada. Pour éviter qu’on perde sur tapis vert, je lui ai demandé de te laisser sur le banc à cause d’un « léger problème administratif ». D’ordinaire, les officiels ne vérifient même pas les papiers des remplaçants, donc tant que tu ne jouais pas, on était bon. Sauf que quand on s’est retrouvé à 3-0, t’étais sa seule option, donc au mépris de mes consignes, il t’as fait rentrer, et on connaît tous les deux la suite.

Le masque tombait. Les révélations s’enchaînaient. Au cours de ce monologue, je découvris la vérité avec le sentiment de ne rien apprendre, comme si au fond de moi, j’avais toujours su tout ça.

-Juste, pourquoi vous me dites tout ça ? Vous n’avez pas peur que j’aille tout répéter à la presse ?
-Quand bien même tu le ferais… tu es un menteur aux yeux du public. Personne ne te croira, et surtout pas avec une histoire pareille. Tout le monde se contentera de la version actuelle parce que c’est la plus plausible et la plus facile à comprendre.
-Et si je vous poursuis en justice ?
-Tu perdrais ton temps. Les rares éléments de preuve sont en ta défaveur, jamais tu pourras convaincre un jury. En plus, j’ai agi seul. Personne ne pourra te soutenir puisque personne n’est au courant de la vérité.
-OK, bon, soit, donc vous avez volontairement saboté ma demande de nationalité - et accessoirement l’équipe nationale - pour me rendre inéligible. Je peux savoir pourquoi ?

Il haussa le ton, l’air vraiment énervé.

-Tu te poses vraiment la question ? T’as donc rien appris l’année dernière ? T’es pas Guyanais, merde ! Regarde-toi, t’es un putain de Blanc qui se croit Guyanais parce qu’il a vécu même pas trois ans ici.
-Vous êtes encore bloqué là-dessus ? Sans moi, l’équipe ne se serait peut-être jamais qualifiée à la Gold Cup. Et puis être Guyanais, c’est pas juste être d’une certaine couleur de peau. J’aime la Guyane, je vous jure, je me sens sincèrement Guyanais.
-Arrête, tu dis ça, mais tous les Blancs sont pareils. Vous arrivez en mode « Oui, j’aime la Guyane, ceci-cela », Alors oui, peut-être que vous aimez la Guyane que vous voyez, celle des Blancs et des touristes, mais c’est pas la vraie Guyane. La vraie Guyane, vous la pillez sans remords, et vous repartez quand vous en avez assez.
-Et qu’est-ce que vous faites de la Guyane multiculturelle ?
-C’est un mythe pour les gens dans ton genre, ça. Les Blancs sont tous des fonctionnaires de passage qui ne viennent que pour toucher les primes, les Brésiliens te regardent de travers si tu passes trop près d’eux, les Hmongs vivent entre eux dans un village au milieu de la forêt…
-…et les créoles sont tous des feignants et des chômeurs qui ne font que profiter des allocations ? Sérieusement, Mr. Mélouga, vous ne croyez tout de même pas aux conneries que vous dites ?
-Je ne fais que constater les faits. Le mélange culturel ne fonctionne pas en Guyane, quoi que tu en dises. Sors de ta case de petit Blanc et ouvre les yeux.

Et maintenant, il était vraiment en colère. Il ponctuait ses phrases en tapant du poing sur son bureau, et je m’apprêtais déjà à quitter ma chaise si jamais le poing prenait la direction de mon visage.

-Et puis entre nous deux, t’es pas vraiment en position de force. J’ai détruit ta réputation footballistique ; après ce qu’il vient de se passer, plus aucun club ne voudra de toi. Aux yeux du monde, t’es un enfoiré qui a délibérément menti sur ton identité et provoqué au passage l’élimination de ton équipe, et tout ça pour quoi ? Pour participer à un tournoi perdu d’avance et dont tout le monde se fout. Alors maintenant, tu vas être gentil et tu vas immédiatement te barrer de ce pays.
-Quoi !?
-Ouais, t’as bien entendu. Tu te démerdes comme tu veux, tu prends le vol de ce soir pour Paris, mais je veux que demain matin, tu te sois barré. Je ne veux plus te voir remettre les pieds en Guyane. Et fais gaffe, je suis chez moi et je connais du monde ici. Si t’es encore là, je le saurai. J’ai déjà détruit ton avenir dans le foot, ce serait bête qu’en plus, tu disparaisses mystérieusement et qu’on retrouve ton squelette dans 10 ans au fond d’une crique.
-Est-ce que c’est une menace ?
-Ça n’en sera bientôt plus une si tu restes.
-C’est de l’intimidation, ça, monsieur. Je suis dans mon bon droit, et si je veux rester, j’en ai légalement le droit.
-Non, mon ami. Ici, c’est la loi de la jungle. Bienvenue en Guyane.

Je quittais le bureau précipitamment, de peur que ça dégénère. N’ayant pas envie de vérifier si Mélouga allait mettre ses menaces à exécution, je suis allé récupérer mes affaires en vitesse à l’appartement, et je suis parti sans un dernier regard, sans même un mot d’au-revoir aux parents, sortis se promener. Le vol pour Paris étant complet, j’ai pris un taxi collectif jusqu’à Saint-Laurent-du-Maroni.

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Assis sur une banquette déchirée, serré entre un mec qui semblait ne pas avoir pris de douche depuis un moment et entre la vitre par laquelle je voyais pour la dernière fois défiler le paysage rural de la N1, les 4 heures de route m’ont paru les plus longues de ma vie. J’avais l’impression d’être un fugitif, j’avais peur qu’on me reconnaisse ou que je me fasse arrêter. À bord du taxi, j’étais le seul Blanc. Tout le monde fuyait mon regard, comme si les gens savaient quel horrible personnage j’étais.

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À la tombée de la nuit, j’ai pris une pirogue pour traverser le Maroni, fleuve-frontière avec le Suriname. Arrivé de l’autre côté, à Albina, je jetais un dernier coup d’œil aux lumières de la rive opposée, laissant échapper une larme ou deux, triste d’être sorti par la petite porte, me souvenant de tout ce que j’y avais vécu. Voilà, c’est fini, me voilà seul, très loin de chez moi, clandestin dans une ville coupe-gorge d’un pays du tiers-monde. Je ne sais pas où je vais passer la nuit, mais si j’y survis, demain, j’essaierai de rallier la capitale, Paramaribo, où je prendrai dès que possible un vol pour l’Europe.

Voilà comment s’achevait mon histoire avec la Guyane et ma carrière de footballeur.

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Des maracudjas, des bananes, des chadéques, il ne manque qu’un peu de poulet boucané et le paradis n’est pas loin…

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ohhh ça deviens glauque

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8 mois plus tard

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Le centre clermontois, on essaye de se dégager côté nancéien, ça cafouille, la tête de Diagne, ça revient sur un clermontois, plein axe, la frAPPE… ET VOILA, C’EST DEDANS, 1-0 POUR CLERMONT, C’EST DAns les filets de Jourdren. Et en plus, devinez qui marque, c’est Jonathan Iglesias, l’ancien nancéien. Alors ça, c’est comme Saint-Ruf il y a 2 semaines, il a pas mis un but cette saison, mais vous pouviez être sûr qu’il allait marquer contre nous ce soir. Et voilà Nancy logiquement menée, une fois de plus…

Je poussais un soupir de dépit en enlevant mon casque et je fermais l’onglet France Bleu Sud Lorraine dans mon navigateur. L’ASNL cette saison, c’est désespérant. J’aurais jamais cru les voir se battre pour leur maintien en Ligue 2. Sans parler des rumeurs de disparition du club si on devait descendre en National. Parfois, je me demande si je pourrais y être aujourd’hui, si j’avais pris un autre chemin, si j’avais fait cet hypothétique essai à Strasbourg. Mais la vie est comme la jungle, il n’y a pas de chemin tout tracé. Il faut sortir la machette et s’ouvrir la voie soi-même. Du coup, aujourd’hui, je me retrouve à des milliers de kilomètres de là, à écouter Cédric Liéto galérer pour renouveler semaine après semaine son répertoire d’expressions pour dire à quel point le club est dans la mouise, en plein cours de projet graphique à cause du décalage horaire.

Aujourd’hui, l’ASNL est le seul lien qu’il me reste avec le foot. Je ne suis plus les championnats européens, je ne sais même pas contre qui va jouer la France à la Coupe du monde, et je n’ai pas tapé dans un ballon depuis la Gold Cup, depuis 8 mois. J’ai laissé mon football là où est sa place : dans le passé. De toute façon, officiellement, ma carrière n’a jamais existé. Mon nom a été effacé de tous les registres, de tous les tableaux de score. Je suis devenu une sorte de fantôme. Mais aujourd’hui, j’arrive à relativiser de m’être fait rayé des livres d’histoire. Après tout, un événement n’est pas réel uniquement parce qu’il est mentionné dans les archives d’une fédération, mais bien parce qu’il a eu lieu dans la réalité, parce qu’il y a eu des gens pour le vivre. Pas besoin d’avoir son nom dans un Hall of Fame. Peut-être que je n’ai officiellement jamais existé aux yeux du football guyanais, mais j’ai réellement vécu ces moments, j’ai réellement fait trembler les filets d’Edmard-Lama et de la Red Bull Arena avec un maillot jaune sur les épaules, et il y a même des milliers de témoins. Et ça, aucun président véreux ou commission de la Concacaf ne pourra me l’enlever.

Aujourd’hui, je préfère me souvenir du positif, me rappeler que j’ai eu la chance d’être un footballeur international et de participer à une compétition continentale, ce dont bien peu de monde peut se vanter. Je préfère porter un regard nostalgique sur cette époque, être reconnaissant d’avoir eu la chance de vivre ça, et me dire que si je ne suis pas devenu footballeur, c’est juste que je ne devais pas le devenir. Il n’y a pas que le foot dans la vie, et aujourd’hui, j’ai tourné la page et je suis focus sur mes études. Après tout, c’est pas si mal, l’informatique.

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Je tournais le regard vers la fenêtre. Le labo est situé dans un demi sous-sol, fait que les vitres sont encore à moitié ensevelies par la neige, malgré le fait qu’on soit mi-mars. C’est quelque chose, le printemps en Gaspésie. Je distinguais malgré tout le bleu foncé et les fleurs de lys du drapeau du Québec flottant au-dessus du parking. Comme à chaque fois que je le vois, je ressens une intense satisfaction.

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Eh ouais, me voilà finalement là, au royaume de la poutine et de l’hiver éternel, à Matane, une petite ville posée au bord du Saint-Laurent, à une journée de bus de Montréal. C’est ici, au cégep, que l’IUT de Saint-Dié envoie ses étudiants les plus intrépides pour finir leur DUT et éventuellement obtenir le DEC, l’équivalent québecois. Moi qui ai toujours vu les études à l’étranger comme un truc d’intello, ça me paraissait tellement dingue d’être là. Faut dire, j’ai bénéficié d’un improbable concours de circonstances pour y arriver : déjà, pour 3 places, on était seulement 5 candidats sur une promo de 50, un total bien plus faible que les années précédentes aux dires du responsables des relations internationales. L’un des candidats a changé d’avis et a retiré sa candidature, et j’ai accroché la troisième place disponible en obtenant une moyenne remarquable à un cours de maths auquel je n’avais pourtant rien compris. Pour le coup, je pense que ma bonne étoile veillait sur moi.

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Il m’arrive de me demander ce que je fais là, si loin de chez moi, dans ce coin reculé du Canada. Puis je me rappelle que je n’ai plus de chez moi, que justement, j’en cherche un nouveau. Je n’ai plus rien en France, plus la moindre raison d’y revenir. Je suis loin de ma famille, de mon pays, de mes amis…La vie est une grande épopée dont on est le personnage principal. Tout change : le décor, les personnages… tout sauf moi, la seule constante.

Eliott me sortit de mes pensées. Camarades de promo à Saint-Dié, on a fait connaissance sur le lino du gymnase où l’association étudiante organisait les soirées futsal, à l’époque. Finalement, lui aussi avait décidé de venir finir ses études à Matane.

-Dis, on fait un foot au gymnase après les cours, ça te dit de venir ?
-Nan, j’suis pas chaud. Vous avez tournoi demain ?
-Ouais, c’est le tournoi final. Mais ça me saoule, on va encore se faire démonter…sérieux, t’aurais dû t’inscrire dans l’équipe, on aurait sûrement fait meilleur figure, plutôt que de prendre 6-0 contre Rimouski et Rivière-du-Loup.
-Bof, si vous prenez vraiment 6-0 à chaque match, je sais pas si j’aurais pu y faire grand-chose.
-Quand même, t’es vachement chaud. Puis on a besoin de finisseurs, nos attaquants sont fin nuls, t’aurais vu le loupé de Jessy au dernier tournoi…
-Ouais, mais de toute façon, j’ai plus envie de jouer au foot. Ça m’en a pas mal dégoûté, ce qu’il m’est arrivé l’année dernière. Puis j’imagine que quand on a joué une Gold Cup et touché du bout des doigts le monde pro, ça doit faire un choc de se retrouver dans la pire équipe dans une ligue random de soccer intérieur de l’Est-du-Québec.
-Ouais, je comprends. Mais si jamais tu changes d’avis, tu seras le bienvenu à la saison d’automne. Tu sais, le coach sait qui t’es et tous les canadiens de l’équipe ont vu ton doublé à la Gold Cup. Ce serait génial si on t’avait dans l’équipe.
-J’y réfléchirai, mais ça dépend de comment je le sens, donc compte pas trop sur moi pour le moment.

Je me re-concentrais sur mon code mais ne tardait pas à être de nouveau interrompu par Christophe. Cette liberté qu’on a pendant les cours, sérieux, n’importe qui est libre de se déplacer pour aller parler à untel, et on peut même sortir de la salle sans demander l’autorisation aux profs, qu’on tutoie soit-dit en passant. Comme nous, Christophe est un Français arrivé à Matane en janvier. Lui vient de Lyon.

-Alors, ça avance, votre projet ?
-Tant bien que mal. Je crois que Momo a plus ou moins réussi à coder la partie serveur…
-Ouais, au fait, j’ai commit un truc, faudrait que tu fasses un update

dit Momo, assis à côté.

-Tout de suite. Bon, de mon côté, je fais la gestion des scores et le passage d’une manche à l’autre, mais c’est un bordel sans nom, t’as des variables éparpillés dans 15000 classes qui s’appellent les unes les autres…Et puis bordel de merde, on programme la Roue de la fortune , mais je connais toujours pas les règles du jeu ! Et sinon, toi, ton projet ?
-J’ai fini depuis une semaine.
-Non, ouais, je sais, je te parle de ton grand projet, là…tu peux me rappeler la description que tu lui donnes ?
-C’est un algorithme qui fouille l’entièreté des données en ligne et qui recoupe les résultats en fonction de la date pour en déduire où se trouve quelqu’un à l’instant présent.
-Hein ?

demanda Momo.

-En fait, ce serait un logiciel pour localiser une personne en temps réel uniquement grâce aux données disponibles sur elle en ligne. Un exemple : c’est samedi après-midi, tes potes te cherchent. Ils tapent ton nom dans le programme. L’algorithme va lancer une recherche sur internet et va trouver ton nom sur le site web de ton club de foot. En cherchant un peu plus loin sur le site, il va découvrir que ton équipe joue à domicile cet après-midi là. Ainsi, il en déduira qu’à cet instant précis, tu es sur le terrain de foot de ton village, et ce sans même que tu n’ai de téléphone ou que tu sois connecté à internet. Bon, c’est très basique comme exemple, mais c’est ça l’idée.
-Ouais, voilà, ce truc-là. T’en est où, du coup ?
-En vrai, je pense que j’ai vu trop grand. Je crois que je vais abandonner le projet.
-Rho, ce serait dommage, l’idée était pas mal. T’as pas réussi à coder l’algo qui fouille internet ?
-Non, c’est sur ça que je bloque. Il y a des centaines de personnes qui bossent là-dessus chez Google, comment veux-tu que j’y arrive tout seul ?
-T’as ton code avec toi ? Parce que j’avais peut-être une idée.
-Essaye toujours.

dit-il en saisissant son laptop. Je m’en emparais pour coder ce à quoi je pensais.

-C’est une solution que j’ai rêvé il y a quelques nuits. Tu créé une classe qui hérite de…

Et mes doigts tapèrent avec frénésie sur le clavier pendant de longues minutes, en même temps que j’expliquais la méthode à Christophe. C’est là que je me dis que je suis vraiment pas mauvais en info : j’en suis à donner des conseils à un mec que j’avais toujours considéré bien meilleur que moi.

… et enfin, tu lance un nouveau Thread dans lequel tu créé une instance de la classe qui contient ta file. Comme ça, t’as une armée de robots qui arpente le web. C’est pas génial ? Bon, ça peut sûrement être optimisé, mais dans l’idée, c’est ça.
-Eh, ouais, ça peut marcher !
-Tu vois, il faut toujours croire en ses rêves.
-Cette nuit, j’ai rêvé que je me faisais attaquer par un caniche. Je sais pas si c’est bon signe.

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la suite… la suite…

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Une odeur de tournoi de futsal :heart_eyes:

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La légère brise provenant de la baie caressait mon visage tandis que j’avançais vers le bout de cette jetée du Canada Place de Vancouver, surmontée de cette structure étrange de toiles tendues. De là, je percevais la lente démarche des ferrys bleus et blancs faisant la navette avec North Vancouver, qui s’étend sur la rive d’en face, au pied de Grouse Mountain. En cette fin de matinée, la foule rouge et blanche déambulait lentement entre les stands de hot-dogs et les animations musicales sous le soleil du 1er juillet et de la fête nationale, le Canada Day. Avec mon nouveau maillot des Whitecaps et mon drapeau du Canada flottant tel une cape de super-héros, j’avais un look d’enfer.

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Me frayant un chemin parmi la foule, je regardais à mes pieds pour remarquer sur le plancher certaines planches colorées frappées du nom des plus grandes villes des différentes provinces du Canada. Je reconnus certains noms par lesquels je suis passé ces dernières semaines. J’étais déjà si loin. Si loin du Saint-Laurent, de Matane, de la rive opposée que je regardais les jours où la météo le permettait en me demandant ce qu’il y avait derrière ces montagnes. Mais ce qui m’a vraiment incité à partir en exploration, c’est cette soirée avec Marc-André, ce Québecois rencontré un vendredi soir dans le sous-sol des résidences du Cégep de Rimouski, qui m’avait abordé avec une phrase que je n’avais pas comprise : « Alors, prêt à pogner des chicks ? ». Mis à part le fait que je comprenais pas la moitié de ce qu’il me disait à cause de son accent et de ses expressions, on a passé la soirée à dégommer un pack de bières en tenant quelques intéressantes conversations :

-La France, c’est ben beau, mais l’ascenseur social marche pas. En France, tu peux pas naître pauvre et mourir riche, alors qu’au Canada, c’est possible. Tout est possible, icitte. On est au Canada, tu peux avoir tout ce que tu veux.
-Je suis convaincu que le mec qui en veux vraiment, même en France, il peut réussir en partant de rien.
-Non, tu penses ça parce que t’es trop Français. La France, c’est un pays de losers , vous savez pas réussir, alors vous préférez critiquer le voisin. La réussite est mal perçue, là-bas. Regarde-toi, qu’est-ce qu’il t’est arrivé depuis que t’es devenu une star du soccer sur ton île tropicale ? De ce que tu me dis que t’as plus de famille ni de maison ni d’amis en France. À la façon dont tu m’en parles, j’ai l’impression que t’y es plus le bienvenu. Pourquoi tu voudrais-tu retourner là-bas ? Tu ferais mieux de rester icitte. Ça nous prend des gars comme toi. Même si t’es Français, c’pô grave, là, on va faire de toi un Canadien.

Cette soirée-là, je me suis découvert un don pour le Bière Pong et j’ai appris l’hymne national, Ô Canada , tandis qu’au bout d’un couloir résonnait un refrain des Cowboys Fringants qui me rappelait la vitesse à laquelle le temps passe et comme tout peut aller très vite :

Quand les avions en papier ne partent plus au vent
On se dit que l’bon temps passe finalement
Comme une étoile filante

Marc-André avait totalement raison, je n’ai pas à m’infliger une vie dans un pays qui ne veut pas de moi, alors que je me retrouve dans un pays qui souhaite m’accueillir ; combien de fois au cours des derniers mois j’ai entendu cette phrase : « Reste, on a besoin de gens comme toi ! ». Il faut que j’arrête de vivre dans le passé, et que je me tourne vers le futur. Et le futur commence maintenant. Ce soir-là, j’ai eu la conviction que j’y était déjà un peu, à la maison.

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Sitôt l’année scolaire terminée, le lendemain de la fin de mon stage, je suis donc parti à la première heure pour un grand voyage d’un océan à l’autre. Je l’ai entamé en partant d’un simple constat : si je veux faire du Canada ma nouvelle maison, je dois apprendre à le connaître. Voilà donc un mois que je trace la route : Montréa, Ottawa, Toronto, Calgary, Banff, Vancouver, les Airbnb, les heures de bus, et toutes les rencontres qui vont avec. Cet Écossais dans un pub de Toronto, convaincu que la France n’a aucune chance à la Coupe du monde. Ce Russe avec qui j’ai fait un morceau de randonnée à Banff. Cet Allemand rencontré à la gare de Vancouver qui trace la route depuis le Guatemala. Ce Portugais avec qui on a refait la finale de l’Euro. Ces Coréens, ce Grec, ces Mexicains, ce Tanzanien… J’ai visité le parlement du Canada, j’ai mangé au restaurant de la CN Tower, j’ai fait de l’hélico au-dessus des chutes du Niagara, j’ai assisté à la finale de la Calder Cup, j’ai traversé les Rocheuses, j’ai chanté dans le port de Vancouver…

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Il y a eu des moments merveilleux, comme ce jour où je me suis retrouvé au bord de Moraine Lake. Face à ce paysage époustouflant, me remémorant tout le chemin pour en arriver là, les rêves et les années nécessaires pour enfin se retrouver à cet endroit précis, j’ai eu une révélation. J’ai pris conscience d’une chose que je n’avais jusqu’alors que comprise mais pas assimilée : je suis libre ! Libre de faire ce que je veux, d’aller où je veux, et de n’en rien dire à personne. Libre de mes actes, de mes accomplissements, libre de changer le monde. Libre. Non, la vie n’est pas un film. Un film, on le regarde sans pouvoir agir sur lui, on le subit. Notre destin, on l’a entre nos mains. C’est incroyablement puissant de réaliser la multitude de choses qu’on peut faire de sa vie, et de se dire qu’au final, aucun jeu vidéo ne lui arrive à la cheville. On peut choisir d’être aventurier, développeur d’applis mobiles, écrivain, producteur de musique, footballeur… ou même tout ça en même temps. Life is an open-world game. Finalement, c’est peut-être ça, la liberté : le simple fait d’être en vie.

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Et aujourd’hui, tandis que je me mêle aux vrais Canadiens pour fêter le Canada Day sur la côte ouest, les images se mélangent pour former une grande mosaïque. J’ai vu tant de choses, pourtant, j’ai l’impression d’avoir seulement effleuré la surface; il y a également tant d’endroits où je ne suis pas encore allé, et il faudrait sans doute plus d’une vie pour explorer la totalité du territoire. Aujourd’hui, plus que jamais, je suis convaincu de vivre dans le meilleur pays du monde.

L’heure avançait, aussi je remontais en direction de Robson Street, que je suivis jusqu’à me retrouver devant une imposante structure de verre et de béton dont la couronne blanche perce le ciel bleu. Le BC Place Stadium. Antre des BC Lions et des Vancouver Whitecaps. Il n’y a encore personne aux abords du stade. Faut dire, on est à 2h30 du coup d’envoi. Je suis peut-être venu un peu tôt, en fait. Après avoir récupéré au guichet mon billet acheté en ligne, je m’assis donc au pied de la statue de Terry Fox en attendant que le temps passe. Tout à coup, j’ai aperçu un visage familier marchant dans ma direction. Un afro-américain avec un visage enfantin et une coupe de Jackson Five. Est-ce que ce serait pas… mais si, c’est bien lui ! Alphonso Davies ! Marchant seul, d’un pas désinvolte, les mains dans les poches, pour aller Dieu sait où. Sans hésiter, je me levais pour aller à sa rencontre.

-Hi, Alphonso !

Il me dévisagea quelques secondes, me prenant sans doute pour un fan un peu pressant, avant que son visage ne s’illumine.

-Nolan ! What are you doing here ? Tu t’es enfin décidé à venir au Canada ?
-Ouais, en quelques sortes. Mais et toi, je suis même pas au courant, tu joues ici ?

On s’est assis et on s’est raconté notre année. Lui ses derniers exploits, moi les dessous de l’affaire de la Gold Cup et mes premiers mois au Canada. J’avais l’impression d’être un gamin en train de rencontrer son idole. Ce mec était une véritable star, tandis que moi, j’étais redevenu un inconnu. Nous, les deux héros d’un match qui s’était joué moins d’un an plus tôt, nous avions pris deux chemins totalement opposés.

-Il y a deux semaines, j’étais en Russie pour prononcer un discours au congrès de la FIFA au nom de la candidature nord-américaine pour la Coupe du monde 2026. Et pas plus tard que cette semaine, j’ai été choisi par le commissaire de la MLS pour participer au All-Stars Game dans un mois. Et puis, évite de le répéter, mais je suis en négociations avec le Bayern Munich, et il y a de bonnes chances que je sois transféré là-bas à la fin de la saison.
-Le Bayern ?! C’est génial ! Je suis super content pour toi.
-Et donc toi, t’as totalement arrêté le foot ?
-Ouais. Après la Gold Cup, j’ai jamais eu le courage de m’y remettre.
-C’est dommage, t’as vraiment du talent. Sur le match de l’année dernière, j’aurais dit qu’on a à peu près le même niveau.
-Nan, franchement, t’était largement au-dessus lors de ce match.
-C’est pas dit. T’as marqué autant de buts que moi alors que t’as joué seulement 30 minutes pour une équipe plus faible que la mienne.
-Mouais, c’est des stats, tout ça, mais en vrai, on peut pas juger un joueur sur un seul match. Toi, ça a l’air de faire déjà un moment que tu joues en pro. Moi, si j’ai toujours été bloqué dans les championnats amateurs, c’est qu’il y a une raison.
-Nolan, est-ce que tu crois en ta bonne étoile ?
-Oui, mais elle m’a éloigné du foot.
-N’en sois pas si sûr. Tu m’as dit que tu t’étais retrouvé au Canada de façon totalement improbable. Or, tu ne le sais peut-être pas, mais l’année prochaine va être lancée la Canadian Premier League, le championnat professionnel du Canada. Ils sont en train de dévoiler les équipes inaugurales depuis quelques semaines. C’est peut-être pas tant une coïncidence que tu sois arrivé au Canada juste un an avant le début de la CanPL ; peut-être que ta bonne étoile t’a guidé jusque ici. T’es dans un pays qui est prêt à accueillir des gens comme toi, des gens qui pourront développer le soccer. On a besoin de joueurs comme toi. C’est l’occasion ou jamais de lancer ta carrière en pro. Je sais que tu as ce qu’il faut pour jouer à ce niveau.
-Ouais… c’est pas mal tentant, mais je suis fatigué du foot. Ce sport a détruit mes rêves.

Il soupira avant de lancer ce qui semblait être son dernier argument.

-Laisse-moi te raconter une dernière histoire. Si celle-là ne suffit toujours pas à te convaincre, promis, j’abandonne.
-Vas-y, je suis tout ouïe.
-Je vais commencer en disant qu’en dehors du soccer, on a au moins un point commun, toi et moi : on est des immigrés.
-Non, t’es un fils d’immigrés…enfin j’imagine. T’es bien né au Canada, non ?
-Non non, je suis un vrai immigré. Mes parents viennent du Libéria. Ils ont fui le pays à cause de la guerre civile. Je suis né dans un camp de réfugiés au Ghana. D’après ce qu’ils m’ont raconté, la vie était dure là-bas. C’était pas la meilleure manière de débuter une vie. On a émigré au Canada quand j’avais 5 ans. Mais on n’avait rien. Mes parents bossaient jour et nuit pour qu’on puisse manger et avoir un toit. J’ai découvert le soccer grâce à un programme d’aide aux enfants n’ayant pas les moyens de se payer une licence dans un club sportif. Ensuite, j’ai eu la chance de rencontrer les bonnes personnes aux bons moments. C’est grâce à un des mes formateurs, Nick, que j’ai pu partir à Vancouver quand j’avais 14 ans. Se retrouver loin de sa famille à cet âge-là, c’est pas facile, d’autant plus que j’étais un gamin timide. Il y avait mille raisons que je tourne mal, mais j’ai eu la chance d’être bien encadré grâce au programme de formation des Whitecaps. Ils m’ont trouvé une famille d’accueil, mais surtout, ils ont cru en moi. J’ai fait mes débuts en pro à 15 ans. Je suis devenu citoyen canadien il y a seulement un an, et aujourd’hui, je suis une étoile montante du soccer. Je suis devenu quelqu’un ici, parce que j’ai trouvé une terre d’accueil, un pays prêt à me donner une chance de réaliser mes rêves, alors que rien ne m’y prédestinait. Et ça, je pense que c’est la plus belle preuve que les rêves se réalisent.

Je restais bouche bée. J’ignorais totalement son histoire. Pendant que j’avais passé une enfance insouciante en France, le mec qui se tient en ce moment en face de moi était en train de se battre pour sa survie dans un monde qui ne lui a pas fait de cadeaux. Je suis admiratif ; ce gars est l’incarnation même du Rêve Canadien Ça rend humble de penser que certains ont réussi malgré tant d’obstacles. Mais comme il le dit, ça prouve que tout est possible. Et si je partais moi aussi à la conquête de mon Rêve Canadien ?

-Waouh ! Ouais, non, j’avoue que ça m’a fait quelque chose d’entendre ça. Effectivement, je pense que ça se tente.
-Voilà ! C’est ça que je voulais entendre ! Eh, man, il y a une Coupe du monde qui va se jouer dans ce pays dans 8 ans à cette heure-ci. Je vois que tu portes déjà le drapeau, si t’obtiens la nationalité d’ici là…
-Je pense pas que je sois éligible. J’ai joué des matchs officiels avec la Guyane…
-Mais non ! Tes sélections ont été annulées. Officiellement, t’as jamais été international.

J’y réfléchis un instant. Depuis que la Guyane était membre de la FIFA, j’avais joué un match amical, ce qui m’autorisait donc encore à porter les couleurs d’une autre sélection nationale, deux matchs de la Coupe des nations de la Caraïbe, considérés comme des matchs amicaux en raison de la présence de la Martinique dans le tournoi, et le match de Gold Cup perdu sur tapis vert, donc non comptabilisé. Oh la vache, ouais, en fait, je pourrais totalement jouer pour le Canada si j’obtenais la nationalité ! Et avec cela la perspective de participer à une Coupe du monde à domicile. Je m’imaginais déjà chanter Ô Canada devant 50000 personnes, avant un match face à l’Allemagne ou au Brésil. Cette fois, c’est sûr, il faut que ma carrière reprenne.

-Bon, c’est pas tout, mais il faut que j’y aille. Réfléchis-y.
-Le choix est déjà fait. Merci beaucoup, Alph. Je vais faire tout ce que je peux pour qu’on soit coéquipiers en équipe nationale.
-Super ! Dans ce cas, rendez-vous dans 8 ans.

me dit-il dans un dernier regard avant de se mettre à courir en direction du stade, tandis que les spectateurs commençaient à affluer.

8 ans avant une hypothétique Coupe du monde. Tant et si peu à la fois. Il peut se passer énormément de choses en une telle durée, mais est-ce que ce sera suffisant pour un challenge de cette ampleur ? Le compte à rebours est lancé.

Le stade ayant ouvert ses portes à 15h, j’ai enfin pu y entrer pour en découvrir l’intérieur. Vu d’ici, l’architecture est assez impressionnante. En fait, on dirait sorte de grand dôme de plastique avec une ouverture sur le dessus, laissant passer la lumière du jour. Un écran géant est suspendu grâce à des câbles au-dessus de la pelouse synthétique. La partie supérieure des tribunes est masquée par des feuilles en toile, tandis que la partie inférieure, encore presque vide, permettait de constater l’étrange choix de la couleur des sièges : oranges et gris. Assez curieusement, je me souviens de ce stade alors que je n’y ai jamais mis les pieds, pour y avoir joué une paire de fois dans une carrière FIFA 14 où je m’étais retrouvé entraîneur des Whitecaps. Et j’avais également regardé la finale de la Coupe du monde féminine 2015, qui s’est jouée ici-même.

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Le stade s’était remplie au moment de l’entrée des joueurs sur la pelouse, et ce sont 20000 personnes qui entonnèrent l’hymne national a cappella quelques instants plus tard. Drôle de tradition que de jouer les hymnes avant les rencontres sportives, mais j’en avais pris l’habitude à force d’aller voir les matchs de hockey de l’Oceanic de Rimouski. Tenant mon drapeau canadien tendu devant moi, je chantais Ô Canada avec plus de ferveur que jamais, toujours animé par cette conversation avec Alphonso.

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On arrivait à la dernière phrase, « Ô Canada, we stand on guard for thee », lorsque sur l’écran géant, un fondu transforma le visage de la chanteuse qui menait le public en un gros plan sur un jeune mal rasé, portant un maillot des Whitecaps et tenant devant lui un drapeau canadien. J’écarquillais les yeux en réalisant ce qu’il se passait. Oh bordel, c’est moi! De tous les Canadiens qui sont dans le stade, de tous ceux qui ont un maillot des Whitecaps et un drapeau, ils ont choisi de faire passer la personne la moins canadienne de l’assistance sur les écrans du BC Place, pendant l’hymne, lors du Canada Day. Le symbole est tellement fort! A ce moment, je ne suis plus Français. Je suis aussi Canadien que tous ces gens autour de moi. A cet instant précis, je me suis senti adopté par le Canada. Et j’ai compris que je n’avais pas besoin d’un passeport pour être fier d’être Canadien, ni même pour être considéré comme tel.

Le match en lui-même, entre les Whitecaps et les Colorado Rapids, derniers de conférence ouest, ne fut pas très spectaculaire. Outre Davies, le seul joueur que je reconnus était Tim Howard, le célèbre gardien des Rapids. Le match était globalement dominé par les Whitecaps, mais Colorado se procurait tout de même quelques occasions. Davies se démenait, mais Kei Kamara était redoutablement inefficace à la finition. Peu avant la mi-temps, sur une attaque des Rapids, leur attaquant frappa dans un angle fermé et tapa la transversale. Ensuite, il y eut un petit cafouillage, la balle disparut de mon champ de vision, et c’est en voyant les jaunes célébrer que j’ai compris qu’il y avait but. Le ralenti m’a permis d’y voir plus clair : après la transversale, le ballon est revenu sur un joueur de Colorado. Brian Rowe a effectué une parade formidable devant lui, mais la balle a rebondi sur De Jong avant de finir dans le but. Un vieux but contre son camp.

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La deuxième mi-temps fut un siège sur la surface des Rapids. Mais difficile de trouver des espaces face à leur défense regroupée, et dans les buts, Tim Howard veille au grain, quand ce n’est pas la transversale qui empêcha une tête de Kamara de finir au fond. Vancouver a finalement dominé tout le match, mais avec leur difficulté à se procurer des occasions et leur inefficacité à la finition, le score est resté le même jusqu’à la fin. C’est laid, un match dont le seul but est un CSC. D’ailleurs, avec beaucoup d’humour, sur Twitter, les supporters ont élu De Jong homme du match; après tout, c’est lui qui a inscrit le seul but de la rencontre.

Pourtant, en quittant le stade, ce n’est pas ce qui m’occupait l’esprit. C’était toujours cette conversation avec Davies, et mon passage sur les écrans du stade pendant l’hymne. En quelques heures, mes rêves avaient ressuscités et j’étais « devenu » canadien. J’avais l’impression d’être un autre homme, une nouvelle personne. Mon passé venait de disparaître, de laisser place à la perspective d’un futur radieux dont le football serait de nouveau la raison d’être. C’est comme si je venais de renaître avec la conviction que j’avais quelque chose à accomplir, une nouvelle ambition à réaliser.

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