:storyblue: ☆ Entre deux étoiles ☆ 🇬🇫 :can:

Etoiles

Avec ses vestiaires miteux et son terrain boueux, le stade Maurice-Lavache est le cliché parfait du petit stade de campagne, posé à la périphérie du village de Saint-Guichon-sur-Meurthe, entre une voie ferrée et un champ de patates parfois en meilleur état que la pelouse. Le genre d’endroits où on aime humer l’air frais, l’odeur d’une pelouse en désordre fraîchement tondue, avec parfois un doux parfum de bouse de vache dans le fond de l’air. Le genre d’endroits où j’ai joué des centaines de fois ; j’ai arrêté de compter depuis le temps que je fréquente les terrains du même genre aux quatre coins de la Meurthe-et-Moselle.

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C’est ici qu’a commencé mon histoire avec le foot. C’est sur ce terrain que j’ai pour la première fois tapé dans un ballon. Je suis passé par toutes les catégories de jeunes du club local, jusqu’à me retrouver aujourd’hui en U15. Des buts, j’en ai inscrit plus qu’un curé ne pourrait en bénir. Ce terrain, j’en connais tous les détails, les moindres faux rebonds et irrégularités.

Aujourd’hui est un samedi après-midi ordinaire de la fin de l’hiver. En ce mois de mars 2013, la neige qui tombait jusqu’à il y a peu s’est transformée en une pluie froide lancée par des nuages gris foncés menaçants. Mais peu importe qu’il vente ou qu’il neige (de toute façon, il n’y a jamais de soleil dans ce coin de France), je ne connais personne dans l’équipe qui renoncerait au match du samedi après-midi à cause de la météo.

Luttant contre les éléments, je m’engouffrais dans les vestiaires et j’allais m’asseoir à ma place habituelle après avoir salué mes coéquipiers déjà présents. Sitôt tout le monde arrivé, Patrick, le coach, se lança dans l’énumération des titulaires tandis que nous nous saisissions des tenues entassées par terre au milieu de la pièce. Je me saisis du maillot n°9, et comme à chaque fois, je le tins devant moi pour le contempler quelques secondes. Il est chouette, ce maillot rayé jaune et noir qui sent bon la sueur et les souvenirs, et dont le sponsor est la boulangerie du village.

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Sitôt prêts, on est sortis s’échauffer. L’échauffement, c’est avant tout le moment où on jauge le niveau de nos adversaires. Chaque équipe d’un côté d’un terrain, on les observe faire leurs exercices d’un œil méfiant, on essaye de voir qui est chaud et qui est nul, on surveille de près le niveau de leur gardien, et on sait qu’ils en font de même. Le match, il commence à ce moment là ; si on réussit à impressionner l’adversaire dès l’échauffement, on a l’avantage psychologique. Notre adversaire du jour, c’est Saint-Clampin. Et dans leurs maillots verts, ils ne me font pas une grande première impression. Eux, c’est sûr qu’on va les battre.

Après la vérification des licences par un arbitre qui fermera de toute façon les yeux sur une éventuelle entorse au règlement, c’est le protocole d’avant match. L’entrée sur le terrain qu’on a déjà bien amoché en s’échauffant, et la poignée de main. Je regarde mes adversaires droits dans les yeux d’un air de défi, histoire de leur faire comprendre qu’on n’est pas là pour cueillir des pommes, tout en leur donnant une poignée de main bien ferme. Je veux qu’ils sachent à qui ils ont affaire, qu’ils me, qu’ils nous craignent dès le coup d’envoi.

Pas beaucoup d’ambiance aujourd’hui. Le public – quand public il y a – se constitue essentiellement de quelques parents de joueurs appuyés sur la main courante, les mêmes dans les voitures de qui on s’entasse lorsqu’ils se portent volontaires un samedi sur deux pour nous emmener en déplacement à l’autre bout du département, et parfois de quelques ivrognes du village qu’on voit souvent traîner autour du stade avec le survet’ du club sur les épaules, sans trop savoir s’ils sont apparentés au club ou non. Aujourd’hui, la pluie avait dissuadé même les plus courageux.

Les deux équipes se placent, puis vient ce moment, ces quelques instants où tout le monde attend le premier coup de sifflet de l’arbitre, celui qui va instantanément relâcher la pression en train de monter. Qu’elles sont longues, ces quelques secondes. Enfin l’arbitre siffle, et nos adversaires donnent le coup d’envoi. Aligné à la pointe de l’attaque, je m’élance aussitôt vers le terrain adverse pour faire le pressing.

Le premier but n’a pas tardé à arriver. Recevant la balle à 30 mètres, j’élimine un, deux adversaires. J’avance, petit pont sur le troisième, une-deux avec Arnaud, je crochète le gardien, je marque dans le but vide. Des buts comme ça, j’en mets tous les week-ends, si bien que je ne prends même plus la peine de les célébrer. Pourtant, le plaisir de marquer est toujours intact.

Je me suis très vite tourné, presque naturellement en fait, vers le poste d’attaquant. Au départ, ça partait tout simplement du fait que j’avais l’habitude de faire des tirs à papa pour l’entraîner, lui qui était gardien des vétérans quand j’étais petit. Puis à force de jouer attaquant en club, de prendre de l’assurance et de peaufiner ma finition, j’ai découvert qu’il n’y a rien de plus vivifiant, de plus excitant que cette montée d’adrénaline qu’on ressent quand on voit le ballon entrer dans le but et frapper les filets. Pendant quelques secondes, on se sent le roi du monde, puis on redescend sur Terre et on se souvient qu’on vient juste de marquer un vieux but dans un match de 3è division de district U15.

Mais la joie fut de courte durée. Une dizaine de minutes plus tard, Saint-Clampin égalisa. On est aussitôt repartis à l’attaque, sans parvenir à trouver la faille.

C’est un match engagé. Comme tous les week-ends, en fait. Ici, à la campagne, on joue au foot avec le cœur, la hargne et l’envie. Le classement, on s’en fout pas mal, on n’est pas là pour les statistiques, on prend juste les matchs comme ils viennent. Ce football, c’est celui des tacles rudes non sanctionnés et des ratés improbables. Il ne faut pas avoir peur de salir son maillot, de se retrouver mis à terre. Les plus faibles craquent et perdent leurs nerfs. Les habitués, comme moi, n’en ont plus rien à foutre d’être victimes d’un tacle assassin. On ne dit rien sur le moment, mais on finit toujours par se venger, d’une façon ou d’une autre, en marquant, ou si on n’y arrive pas, en rendant son tacle à notre agresseur, quitte à prendre un carton.

La mi-temps approchait lorsque, débordant côté droit, je mis deux défenseurs dans le vent. Je slalomais entre deux autres pour entrer dans la surface et servir Julien en retrait, lequel se fit un plaisir de crucifier le gardien de près. 2-1. Donner un but, c’est quelque chose qui me satisfait presque autant que de marquer. Ça montre qu’on est une équipe, que je ne suis pas seul à pouvoir marquer, et ça fait plaisir de faire plaisir à mes potes. À la mi-temps, nous avions donc l’avantage.

La reprise fut compliquée. C’est quelque chose qui nous arrive souvent : la pause coupe notre rythme, et on recommence le match totalement amorphes. Dans les buts, Bastien résista tant bien que mal à la domination adverse qui en découla, réalisant deux parades salvatrices, mais il ne put rien faire sur une frappa déviée qui le prit à contre-pied. Mince, ils lâchent rien, les bougres.

Le mot qui décrirait le mieux la suite du match, c’est une bataille. Plus aucune équipe ne voulait lâcher, la balle était prisonnière du milieu de terrain, où tout le monde se battait pour garder la possession, sur une pelouse en train de devenir une flaque de boue géante. Il y a eu quelques timides tentatives des deux côtés, mais rien de suffisant.

Il restait peut-être 5 minutes à jouer lorsque je parvins à récupérer la balle dans le rond central. Les défenseurs adverses étaient montés pour tenter d’amener le surnombre sur un coup-franc, j’avais un boulevard devant moi. M’emmenant tant bien que mal le ballon dans la boue, je me mis à courir aussi vite que je le pus, distançant sans problème les quelques uns qui s’étaient lancés à ma poursuite. Plein axe à 25 mètres, je pris de vitesse le dernier défenseur, et de l’entrée de la surface, j’envoyais une patate dans la lucarne opposée. Je serrais le poing d’un air satisfait, même si en vrai, j’étais euphorique. Tous mes coéquipiers sont venus se jeter sur moi. Ce but, c’était sans doute celui de la victoire.

Les dernières minutes furent tendues. Les contacts se faisaient plus violents à mesure que nous devions défendre plus ardemment notre buts face aux attaques adverses se faisant plus pressantes. Manu concéda un coup-franc à l’entrée de la surface. Les esprits s’échauffèrent, un petit groupe se forma, prêt à en venir aux mains sans l’intervention de l’arbitre. Dans la cohue, je bousculais un adversaire, ce qui fit repartir l’échauffourée.

-Vas-y, vas-y, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu veux, espèce de péquenot ?
-Eh, je te rappelle le score ?
-Tocard, va !

J’adore tellement échauffer les esprits dans ce genre de situations. Ouais, j’ai l’air d’un petit con arrogant, mais c’est le jeu.

Le coup-franc fut dévié en corner par Bastien. On jouait les dernières secondes, tous leurs joueurs étaient montés et la tension était à son comble. Cette action pouvait faire basculer le match. Je restais à l’entrée de la surface, prêt à partir en contre. Le corner fut botté, dégagé par une tête, et me revint dessus.
Sentant un adversaire arriver dans mon dos, je levais la balle pour l’éliminer d’un coup du sombrero aveugle et me remettre dans le sens du but. Devant moi, une autoroute. Je fonçais vers le centre du terrain. Le gardien, qui se tenait dans le rond central, commença à reculer. J’avais déjà distancé les défenseurs, c’était entre lui et moi, maintenant. Arrivé à 10 mètres de lui, je frappais la balle de l’extérieur du pied, comme pour faire une passe en profondeur, et je partis de l’autre côté pour l’éliminer d’un grand pont sur 20 mètres. Le pauvre gardien, déstabilisé en voyant le ballon partir à sa droite et moi à sa gauche, tomba à la renverse. Je le dépassais sans lui jeter un coup d’œil. Maintenant, c’est 50 mètres de bonheur. Je récupérais la balle et fonçais vers la cage vide, dans laquelle je m’en allais tranquillement marquer. 4-2, l’arbitre siffla directement la fin du match.

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Dans les vestiaires, l’ambiance était à la fête. Après un chaleureux cri de guerre, nous en étions à refaire le match.

-Vas-y, on a eu chaud, aujourd’hui.
-Tu l’as dis ! Mais on gagne toujours, de toute façon.
-Ouais… heureusement qu’on a Nolan.
-C’est clair, on est invincible avec toi.
-Quand même, t’es vachement chaud. Comment ça se fait que tu sois pas au centre de formation de Nancy ?
-Arrête, je suis pas si bon que ça. On joue dans un vieux championnat de district U15. Tu peux comparer aucun joueur de notre équipe aux mecs de Nancy.
-Tu pourrais jouer dans largement mieux qu’ici.
-Ouais, mais ça m’intéresse pas vraiment. Je rêve d’être pro, mais je sais que ça m’arrivera pas ici, dans un petit club de campagne, et que de toute façon, le niveau est trop élevé. Donc autant que je reste ici.
-En vrai, j’suis sûr que tu peux percer.
-Ouais ! Tu vas dans un championnat pas connu, tu perces là-bas, tu signes dans un grand club, et voilà !
-Mais oui, et t’inquiètes, je penserai à vous le jour où je marquerai en finale de la Coupe du monde.

C’est la tradition : une fois qu’on a assez sali nos maillots, peu importe le score final, on refait le monde et le match à la buvette, parfois avec nos adversaires, autour d’un chocolat chaud – d’une bière pour les dirigeants. D’ailleurs, le gars avec qui je m’étais frité quelques minutes plus tôt était là. Il était plus grand que moi, ça aurait dû m’intimider. Mais j’avais le résultat avec moi.

-Sans rancune pour tout à l’heure ?
-Sans rancune, c’est le jeu, j’aurais fait pareil à ta place. Bien joué, au fait.

C’est pour ça que j’aime ce football : l’ambiance est bon enfant, personne ne se déteste, ce qu’il se passe sur le terrain y reste.
Après avoir fini ma boisson et salué tout le monde, je me suis mis en route vers la maison.

Pour le moment, voilà donc qui je suis : un adolescent ordinaire qui joue dans l’équipe de son village et qui cherche à devenir quelqu’un, sans avoir la moindre idée du destin qui l’attend. Je n’ai pas grand espoir de faire quelque chose de grand de ma vie ; quand on grandit dans une famille modeste et qu’on a passé sa vie dans le trou du cul du monde, les possibilités sont très limitées. Ma vie, c’est celle de n’importe quel collégien de France : de la merde. Je me lève chaque matin à 5h30 pour aller attendre à l’arrêt de bus du village qu’un car bondé d’ados endormis m’emmène au collège. J’y passe ma journée, je reviens épuisé le soir, à l’heure du dîner, avec l’impression de n’avoir rien appris et d’avoir perdu mon temps.
Je veux décrocher les étoiles, j’ai des rêves, mais je sais qu’ils ne se réaliseront jamais, la faute à pas de chance, au fait d’être né au milieu de nulle part. Élève moyen moins, pas promis à un grand avenir. Pas vraiment de petite amie. Un enfer dont le football est une échappatoire.

Pourtant, je ne le savais pas encore, mais ma vie était sur le point de changer. Je l’ai compris peu de temps après avoir entendu la première phrase de mes parents, qui m’attendaient dans le salon à mon retour :

-Nolan, faut qu’on parle.

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Ca sent la story dans un club perdu au fin fond de la Lorraine…

Du lourd pour un début :hoho:

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Y a rien de plus beau que le fin fond de la Lorraine .

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Complètement d’accord !

Super début !

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@MeadowsOfHeaven T’as pas idée à quel point tu te trompes :grin:

Le soleil était encore bas, mais il faisait déjà chaud. Ça sentait bon l’été. Marcel, le président du club, s’affairait à tracer les lignes tandis que deux bénévoles s’employaient à allumer un barbecue. Je me dépêchais de poser mon sac pour aider mes quelques coéquipiers déjà présents à installer les tables et les bancs dans le peu d’espace qu’il y avait entre les vestiaires et le terrain.

Fin de saison oblige, le championnat était terminé et laissait maintenant place aux tournois de sixte, ceux avec plein d’équipes qui viennent d’un peu partout de la région et des spectateurs venus profiter du spectacle et d’une merguez achetée à un barbecue en activité depuis 8h du mat’ enfumant les joueurs et la moitié du public. J’adore ce genre de tournoi qui sent bon le début de l’été et les vacances qui approchent, et avec elles la perspective de quelques aventures et de soirées endiablées avec les potes. Mais ce tournoi a une saveur particulière. Car c’est mon dernier à Saint-Guichon.

Dans les vestiaires, je le savais, c’était la dernière fois que j’enfilais ce maillot avec sa si singulière odeur de poussière et de sueur propre. D’ailleurs, mon départ imminent était au cœur de la conversation :

-Redis-moi où tu t’en vas. En Guinée, c’est ça ?
-Non, en Guyane.
-La Guyane ? C’est en Afrique, ça, non ?
-Non, tête de nœud, c’est une colonie, c’est genre à côté de la Réunion et de Tahiti, avança Pierre, sûr de son fait.

Je n’osais pas leur faire remarquer leur ignorance ; on était dans la campagne profonde, rare étaient ceux qui avaient déjà ne serait-ce que quitté la Lorraine, et dès qu’il fallait placer autre chose que le village d’à côté, tout le monde était un peu perdu. Après tout, je n’étais moi-même pas sûr de pouvoir situer la Guyane sur une carte. Je savais juste que c’était quelque part en Amérique du Sud.

-T’es trop con de te barrer, y’a que des Noirs, là-bas.
-Tu crois que j’ai eu le choix ?
-Bah ouais, t’y vas pour le foot, non ? Tu t’es pas fait repérer par un club ?
-Tête de nœud, c’est juste des rumeurs qui tournent au collège, ça. Comme si on pouvait percer dans le foot en Guyane… C’est mon père qui s’est fait muter là-bas.
-C’est lui qui a voulu y aller ou bien… ?
-Nan, mutation disciplinaire. Personne va en Guyane de son plein gré.

Mes parents travaillent à la ville, à Nancy. Je sais pas trop ce qu’ils font et j’ai jamais spécialement cherché à comprendre, je sais juste qu’ils sont fonctionnaires, et que de ce fait, quand ils font une connerie, ils ne sont pas virés, mais envoyés à l’autre bout du monde, à Mayotte, Saint-Pierre-et-Miquelon, ou en Guyane, histoire de leur apprendre la vie. Pour nous, évidemment, la nouvelle a sonné comme une catastrophe ; j’ai toujours vécu ici, de même que mes parents, leurs parents… on a toujours connu que ce village. Perso, je ne suis jamais sorti de Lorraine, et je pourrais compter sur les doigts de la main le nombre de fois où je suis allé à Nancy. Pour moi, le monde extérieur, c’est juste les images que je vois à la télé, et ça paraît très loin. Alors partir en Guyane, à 8000 kilomètres d’ici, pour nous, c’est comme être envoyés sur une autre planète.

Paraît-il que mon grand-père avait prévenu mon père que la ville ne lui apporterait que des emmerdes lorsque celui-ci y est parti pour faire des études, plutôt que de reprendre le flambeau de l’exploitation agricole familiale. Jusqu’à présent, ça semblait s’être plutôt bien passé pour lui et pour maman, qui avaient tous les deux décroché un honnête poste de fonctionnaire qui leur permettait chaque mois de remplir les assiettes, et ce à vie. Sauf que maintenant qu’il a des emmerdes, il est en train de comprendre que c’est pas des petites. La prédiction du vieux s’est réalisée, faut-il croire qu’il avait raison. À cette heure-ci, il doit rire dans sa tombe en se disant que ça apprendra à son fils et à sa bonne femme de s’éloigner du village.

Toujours est-il qu’aujourd’hui, j’allais jouer mon dernier tournoi avec Saint-Guichon.
Pour moi, ce tournoi n’avait rien de banal. À chaque coup de sifflet final, je savais que j’étais à un match de moins de la fin. Et à chaque fois que je quittais le terrain et que je savais que le nombre de fois que j’y remettais les pieds était compté, j’avais l’impression qu’une part de moi-même s’en allait. Je crois que je n’avais jamais eu autant de plaisir à jouer au foot. Des buts, j’en ai mis. Pour ma dernière, j’espérais pouvoir mener l’équipe à la victoire finale, pour finir de la plus belle des façons, mais on s’est fait sortir dès les demi-finales. On a joué le match pour la 3è place contre Saint-Fervèque. Un match serré. Le score était toujours de 0-0 à la dernière minute lorsque nous avons obtenu un corner. Paul le tira. Le ballon vola dans la surface, fut repoussé, rebondit sur une jambe, et me revint dessus. Dos au but, avec la balle à mi-hauteur, sans réfléchir, je me penchais en arrière pour frapper la balle. Ma jambe droite accompagna le ballon tandis que ma jambe gauche quitta le sol. J’ai senti la balle quitter mon pied tandis que je tombais à terre. Je suivis la balle du regard par-dessus mon épaule. Je la vis s’élever puis redescendre, esquiver un défenseur qui sauta pour la sauver de la tête, et se loger dans la lucarne, sous le regard du gardien médusé par ce retourné. Je restais à terre et fermais les yeux, attendant que mes coéquipiers se jettent sur moi. Une dernière fois. Un dernier but. Et une dernière victoire. Lorsque l’arbitre a sifflé la fin du match, je savais que c’était la fin de quelque chose.

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Étant capitaine de l’équipe, je suis allé récupérer le trophée du 3è sur l’estrade, des mains de Marcel. Mais tandis que les finalistes recevaient leur trophée, je sentais que quelque chose se tramait. J’en ai eu la confirmation après que les vainqueurs aient quittés la scène, alors que tout le monde pensait la « cérémonie » terminée.

-Avant de se quitter, je voudrais aussi que l’on rende hommage à l’un de nos joueurs, qui joue chez nous depuis les débutants, et qui va bientôt nous laisser pour s’envoler vers les îles. Nolan, rejoins-nous, s’il te plaît.

J’ai senti les regards se tourner vers moi. Je montais une nouvelle fois sur l’estrade sous les applaudissements de la foule et les acclamations de mes coéquipiers. D’un naturel timide, je me sentais gêné. Marcel et Patrick me remirent un ballon signé par tous mes coéquipiers. Tous avaient laissés un petit message sympa pour me remercier et/ou me souhaiter bonne chance. Et ils avaient fait ça le jour même, dans mon dos, sans même que je m’en rende compte. J’étais touché de cette attention. J’avais les larmes aux yeux, mais je m’étais promis de ne pas pleurer. De nature modeste, je m’étais toujours un peu considéré, à tort, comme un anonyme dans ce petit club, et je ne m’attendais pas à être honoré aujourd’hui.

Je jetais un regard nostalgique sur la pelouse que je ne foulerai plus jamais, sur la voie ferrée et le champ de patates, sur les pins masquant le clocher de l’église du village. Puis je baissais le regard pour croiser celui de mes coéquipiers, juste devant l’estrade, toujours à m’acclamer. Cette équipe, c’est un peu une part de moi-même. Ça fait 10 ans que je joue chaque semaine avec les mêmes bonhommes, ça va faire bizarre de ne plus les avoir comme coéquipiers. Depuis le temps qu’on joue ensemble, on est plus qu’une équipe, on est une vraie bande de potes. Je faillis lâcher une larme en songeant que c’était déjà du passé. Plus rien ne sera jamais comme avant, mais Saint-Guichon gardera toujours une place spéciale dans mon cœur.

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Suite à ces deux premiers épisodes introductifs, j’annonce: on va partir sur un rythme d’un épisode par semaine, qui sera publié entre le vendredi et le dimanche selon mes disponibilités.

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Nous avons quitté Saint-Guichon au petit matin du 26 août. C’était un lundi. Pour la première fois, à la gare du village, je suis monté dans le train en direction de Nancy. Ça n’avait l’air de rien, mais pour moi, c’était symbolique. Avec les potes, il nous arrivait de monter en vélo au sommet de la colline qui domine le village pour profiter de la vue sur les environs, avec le massif des Vosges d’un côté, et le clocher des églises de Lunéville de l’autre. On pouvait rester là des heures juste pour voir un train passer, tout en rêvant de grimper dedans pour s’enfuir, partir visiter le monde. Souvent, on restait jusqu’à la tombée de la nuit, et on poursuivait le rêve en se disant que quelque part à l’autre bout du monde, quelqu’un devait être en train de lever les yeux vers les mêmes étoiles que nous. Ce train, ça a toujours été une porte close vers le monde extérieur. Je crois qu’on rêvait tous secrètement de quitter le village pour toujours, mais qu’on n’a jamais osé se le dire. Et aujourd’hui, le rêve se réalisait pour moi. Pourtant, maintenant que j’y étais, j’avais peur. Je n’avais jamais eu envie d’aventure. Je ne m’était jamais imaginé déménager plus loin que Nancy, et voilà que je m’apprêtait à partir vivre à des milliers de kilomètres de chez moi. J’avais peur de ce futur non choisi, et je me demandais dans combien de temps je reviendrai, dans combien de temps ma vie redeviendrait normale. Je crois qu’au fond de moi, je savais que plus rien ne serait jamais comme avant. Je l’ignorais encore, mais c’était le début d’une aventure bien plus grande que moi.

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Arrivés à Nancy, on a pris le TGV jusqu’à Paris. Pour moi qui n’était jamais sorti de Lorraine, Paris était une vraie découverte. Le nez collé à la vitre du taxi qui nous emmenait de la gare à l’aéroport, je m’étonnais de l’existence d’un tel endroit, de cette grande ville en mouvement perpétuel, que je n’avais jusqu’à présent vu qu’à la télé. Tout va à mille à l’heure, il y a des gens par centaines sur les trottoirs, et tout autant de voitures qui se déplacent avec hâte dans des avenues commerciales qui se ressemblent toutes. J’avais l’impression d’être dans les coulisses de cette ville dont je ne connaissais rien d’autre que la Tour Eiffel et les Champs-Elysées. Rien à voir avec le village de campagne dans lequel j’ai toujours vécu. Et puis c’est la ville du légendaire Paris-Saint-Germain. J’avais l’impression d’en avoir déjà vu plus en une matinée qu’au cours de toute ma vie.

À Orly, c’est pareil : des centaines de personne qui se bousculent entre des dizaines de comptoirs d’enregistrement avec des écrans affichant des noms de villes au parfum exotique. Je m’étonnais de la sécurité omniprésente et de tous les contrôles de passeport, billets, bagages à effectuer avant de monter dans cette boîte de conserve volante qui doit nous faire traverser un océan en quelques heures. À 12h40, j’ai vu Paris s’étendre sous mes yeux à mesure que l’avion d’Air Caraïbes gagnait de l’altitude. Si je me suis d’abord senti mal de partir loin de chez moi sans savoir quand je reviendrai, j’ai vite été gagné par un sentiment d’enthousiasme. Ça y est, je m’envole, je m’en vais, direction l’inconnu, tel un aventurier, à la conquête de l’Amérique. Je quittais ma vie pour aller m’en bâtir une nouvelle. Qu’y a-t-il de plus excitant que de pouvoir tout remettre à zéro pour tout reconstruire sur de nouvelles bases ? Et paradoxalement, je ne me suis jamais senti aussi libre qu’en cet instant où je m’éloignais de tout ce que je connaissais.

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8h plus tard, j’avais délaissé le plateau-repas dégueulasse et les films diffusés sur l’écran fixé au siège de devant pour me lancer dans la contemplation de l’océan à mon hublot. Au même instant, le commandant fit une annonce : « Mesdames et messieurs, nous entamons notre descente sur Cayenne, merci de regagner votre place, d’attacher votre ceinture et de relever votre tablette ». Et en effet, devant nous, je voyais s’étendre ce qui avait tout l’air d’une terre. Une ligne verte qui grandit jusqu’à révéler une terre sauvage, occupée par une forêt que seule une fine bande de sable séparait de l’océan brun. En dessous de nous s’étendit une ville. Je distinguais clairement les bâtiments, les routes et les voitures se déplaçant dessus. Plus nous nous éloignions de la côté, plus l’urbanisation devint visuellement anarchique, les quartiers de bric et de broc se bousculant entre les collines boisées. Une fois sortis de l’agglomération de Cayenne, je n’apercevais que de la forêt à perte de vue, à croire que nous allions atterrir entre deux arbres. Enfin l’avion s’est posé sur une piste qui semblait se trouver au milieu de la forêt. Nous étions arrivés en Guyane, ce coin sauvage de France, quelque part en Amérique.

Le soir même, nous avons pris nos quartiers dans un appartement au dernier étage d’une résidence posée sur la colline de Baduel, en périphérie de Cayenne. Depuis le balcon, on avait vu sur les quartiers environnants, jusqu’à l’océan. Le panorama était étonnamment coloré : on pouvait contempler le ciel jaune-orangé de la fin de journée, le bleu-brun de l’océan et les dizaines de nuances de vert de la végétation luxuriante entourant des quartiers résidentiels clairs et colorés, mais aussi des espèces de bidonvilles, des dizaines de baraques en tôle au pied des collines. Ni ces extraits de pauvreté ni les bruits du trafic sur la route en contrebas ne pouvaient cependant perturber l’étrange calme qui régnait. J’avais une étrange sensation de dépaysement et de déboussolement, l’impression d’être au bout du monde. Cet endroit était tellement différent de ce que je connaissais.

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Quelques jours plus tard, j’ai fait ma rentrée au lycée, à l’Externat Saint-Joseph, un établissement privé situé au centre-ville. Les parents, profitant de leur salaire quasiment doublé grâce aux multiples primes en vigueur pour les fonctionnaires en outre-mer, avaient préféré m’inscrire ici qu’au lycée de secteur, qui était apparemment l’un des pires lycées de France. Je n’avais jamais mis les pieds au centre-ville avant ce jour du début du mois de septembre. Rues étroites, trottoirs défoncés, architecture hasardeuse, façades délabrées et toits de tôle : c’est le décor qui s’offrait à moi. L’Externat était un ensemble de plusieurs bâtiments un peu oppressants, à quelques pas de la place des Palmistes.

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C’est vachement anxiogène de se retrouver dans un environnement si nouveau, entouré d’inconnus; tout ceux qui ont déménagé dans leur enfance savent à quel point c’est difficile d’arriver dans un nouvel établissement scolaire où on ne connaît personne.

On peut noter que les cours de sport pour ceux qui faisaient du relais lors du premier trimestre avaient lieu au stade de Baduel, à 300 mètres de l’appartement. Jusqu’à présent, je n’avais vu le stade que de l’extérieur, passant devant chaque matin pour rejoindre le centre-ville. Il s’agissait d’un stade assez important pour se trouver dans Football Manager 2013. Le terrain était caché par un mur blanc dont la forme laissait deviner la présence d’une piste d’athlétisme et par-dessus lequel on voyait dépasser le toit d’une tribune. Parfois, le soir, depuis le balcon, j’apercevais les quatre projecteurs allumés en me demandant quelles équipes étaient en train de s’y produire. Je ne savais pas quelle équipe occupait ce stade. S’agissait-il au moins de matchs de foot ?

Nous étions fin septembre, notre séance de relais touchait à sa fin, et je m’apprêtais à regagner l’appartement sous le soleil brûlant de l’après-midi, après cette nouvelle journée rondement menée. Assis au bord de la pelouse, je contemplais le terrain. Ce n’était même pas un beau stade, avec son unique tribune décrépie et ses bancs inconfortables, mais c’était le plus grand que j’avais aperçu depuis notre arrivée, et mon instinct de footballeur me faisait m’y projeter, et parfois, je rêvais qu’un jour, j’y ferais se lever la foule en faisant trembler ces filets noirs qui pendaient lâchement à des montants usés par le climat.

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-Tu m’as l’air bien songeur.

Cette fille qui venait de prononcer cette phrase en s’asseyant à côté de moi, c’est Céleste, une fille de ma classe avec qui j’avais déjà échangé quelques mots. La peau mate, des traits asiatiques, de jolis yeux noisettes et une longue chevelure noire. Une fille très sympa, du peu que j’avais discuté avec elle.

-Ouais, c’est de voir ce terrain, ça me donne envie de jouer au foot.
-Tu fais du foot ?
-J’en faisais. J’ai pas touché un ballon depuis que je suis arrivé. Je connais personne, je sais pas à qui m’adresser pour intégrer une équipe.
-Alors c’est ton jour de chance ! Mon père cherche des joueurs pour son équipe pour le tournoi de Cacao. Bon, c’est juste un petit tournoi au milieu de nulle part, mais si tu veux jouer au foot…
-Ouais, ça m’intéresserait bien. Le niveau est élevé ?
-Non, t’inquiètes. Nous, les Hmongs, on sait pas jouer au foot…
-Les quoi ? Les Mongues ?

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Je fus sorti de mon état de demi-sommeil par une secousse. Les trajets en voiture, ça m’a toujours endormi. Le temps de recouvrer mes esprits et de me souvenir où j’étais, je remarquais que Céleste était à mes côtés sur la banquette arrière, tandis que ses parents occupaient les sièges de devant.

-Depuis quand on roule ?
-Une bonne heure et demie. On va bientôt arriver.

Nous roulions sur une route accidentée, pleine de trous, serpentant entre les arbres et les abatis, empruntant la courbe des collines, laissant parfois entrevoir un point de vue sur le soleil de la fin d’après-midi poursuivant sa descente inexorable vers la canopée s’étendant jusqu’à l’horizon.

-Elle a pas l’air géniale, cette route…
-Et encore, ils l’ont goudronné il y a deux ou trois ans. Avant, c’était une route en terre. Venir pendant la saison des pluies était à tes risques et périls, t’avais plus de chance de finir embourbé que d’arriver à bon port.

Finalement, après une dernière descente, nous sommes entrés dans un village. « Cacao, commune de Roura », disait le panneau à l’entrée. Plein de petites maisons en bois posées au bord d’une rue principale que nous avons suivi jusqu’au bout, jusqu’à nous retrouver à l’entrée d’une sorte de grande place de l’autre côté du village, à l’orée de la forêt, un terrain vague en terre battue qui semblait constituer le point de rencontre du village. Des dizaines de personnes se trouvaient là, installant des bancs sous un carbet, jouant à la pétanque, ou servant à manger et à boire à des restaurants d’extérieur qui semblaient avoir été installés pour l’occasion.

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Situé en pleine forêt à environ 80 kilomètres au sud-est de Cayenne, le village de Cacao constitue une curiosité. À savoir qu’il n’y avait rien d’autre que des arbres entre ici et Cayenne, l’endroit donnait l’impression d’être reclus, loin de la civilisation. Pourtant, il semblait régner une certaine joie de vivre dans ce qui semblait être une enclave asiatique au milieu de la forêt guyanaise, preuve que le bonheur n’est pas proportionnel à ce que l’on possède.

Nous sortîmes de la voiture, et Yan, le père de Céleste, me désigna deux petits buts aux filets troués de l’autre côté de la place, sur lesquels des gamins étaient en train de montrer l’étendue de leur talent.

-C’est là qu’on va jouer demain.

Je m’imaginais déjà faire trembler ces filets, renouer avec le beau jeu, et demain me paraissait déjà trop lointain. Nous sommes allés nous installer à un restaurant, où nous avons commandé…

-Des soupes ? Par cette chaleur ?
-C’est des soupes asiatiques. Je suis sûr que tu va adorer.

D’abord suspicieux à la vue du bol fumant qu’une serveuse en costume traditionnel avait posé devant moi, je me suis régalé de cet étonnante substance : un bol de bouillon contenant une généreuse quantité de nouilles ainsi que des crevettes et des morceaux de bœuf, de poulet et de porc, le tout surmonté de quelques cives et oignons grillés, et de salade pour accompagner.

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Pendant que je dégustais ma soupe, Yan me raconta l’histoire de la création du village. J’y appris que les Hmongs étaient arrivés en Guyane dans les années 70, chassés du Laos par les communistes, et que l’État leur avait attribué les terres qui sont par la suite devenues le village de Cacao.

-Donc ici, c’est un village Hmong ?
-Eh oui. C’est aussi ça, la Guyane : pouvoir changer de pays en changeant de rue, et se retrouver à l’autre bout du monde en deux heures de route. C’est une chance formidable qu’on a de vivre dans une région avec une telle diversité. Ici, il y a de tout : des Créoles, des Métros, des Chinois, des Brésiliens, des Bushi… et nous, les Hmongs. N’importe qui te le dira : la Guyane, c’est un carrefour des cultures.

Le soir, nous avons pris place sur les bancs sous le carbet pour assister à un spectacle entrant dans le cadre des célébrations du Nouvel An Hmong. Le spectacle se composait essentiellement de toute une variété de performances traditionnelles, chants, danses, et j’en passe, réalisées par des gens du village en costume traditionnel, avec leurs vestes sur lesquelles des pièces avaient été cousues et leurs drôles de chapeaux noirs qui semblaient barrés d’une croix de St-André, pour le plus grand plaisir des spectateurs, qui étaient autant de Hmongs venus fêter leur nouvel an que de touristes. La seule chose qu’on pourrait reprocher au spectacle, c’est que finalement, ça dure longtemps et que tout finit par ressembler. Je n’étais visiblement pas le seul de cette avis puisqu’à un moment, Céleste me donna un léger coup de coude pour attirer mon attention.

-Je m’ennuie. Suis-moi, on va faire autre chose.

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On s’est discrètement éclipsé, et je l’ai suivi sur les chemins de terre traversant le village, sans dire mot et sans bien comprendre ce qui était en train de se passer. Elle portait une robe bleue mais ne semblait pas se soucier de l’éventualité de se salir, au contraire de moi qui, en tongs, essayant plutôt mal que bien d’éviter les flaques de boue. Les rues vides étaient éclairées par de discrets lampadaires dont la lumière blanchâtre attirait une multitude de moustiques. Au loin résonnait le bruit de la fête, comme une mélodie d’un autre monde dont nous étions en train de nous éloigner.

-Alors, la Guyane, t’en penses quoi pour le moment ? Pas trop chaud ?

J’opinais. Nous étions fin octobre, mais il faisait près de 30°C. De quoi être quelque peu déboussolé, moi qui ai toute ma vie connu les rudes hivers lorrains. Mais en même temps, c’est pas désagréable, mis à part le fait que je sois en transpiration permanente à cause de l’humidité, donnant aux lieux une atmosphère étouffante.

-Mais à part ça, tout baigne. La plage, la forêt…tout est tellement différent de chez moi, c’est génial, je découvre de nouveaux trucs chaque jour, et je trouve ça merveilleux qu’il existe un endroit pareil dont je n’avais jamais entendu parler.
-Je suis contente que tu te plaises. Tu sais, la Guyane a vachement mauvaise réputation, alors ça fait toujours plaisir d’entendre des étrangers en dire du bien.
-Mauvaise réputation ? Pourquoi ?

Elle haussa les épaules.

-Le bagne, les moustiques, les serpents, les orpailleurs, les maladies tropicales, l’insécurité… Des motifs brandis par des gens qui n’ont jamais mis les pieds ici. Tu sais, pour avoir grandi ici, je suis vachement attachée à la Guyane et ça me fait toujours du mal d’entendre des trucs négatifs, et faux, qui plus est.

J’acquiesçais. Je connais bien ce sentiment d’attachement à la région de sa jeunesse, et pour venir d’une région pas particulièrement populaire, je savais comme il pouvait être douloureux d’entendre dire du mal de chez soi. Je ne savais pas si elle se rendait compte à quel point j’étais et je me sentais loin de chez moi.

-J’imagine que je devrai partir un jour, pour les études ou le travail, mais j’en ai aucune envie. Ici, on se sent pas comme en France.
-Ouais, d’ailleurs, j’ai pas rêvé, tu m’as bien traité d’étranger ? Toi aussi, t’es française, non ?
-Moui, mais je suis avant tout Hmong et Guyanaise. Toi, t’es un vrai Français, le genre qui mange des baguettes et des cuisses de grenouilles.
-Waouh, même ici, vous avez ce genre de clichés sur les Français ?

Nous éclatâmes tous deux de rire. Cette fille est toujours d’humeur rieuse, toujours de bonne humeur, avec ses yeux lançant du bonheur et son sourire éclatant.

Nous arrivions en bordure de village, à la lisière de la forêt. Le chemin sur lequel nous marchions était prolongé par un sentier qui semblait se frayer un chemin entre les arbres. On aurait pu se croire à la porte vers un autre monde tant l’obscurité intense semblait capable d’engloutir à jamais tout ce qui y entrait. J’ignore si c’est la nature exotique, l’obscurité, le fait que je n’avais aucune idée de ce que je faisais là, ou un mélange de tout ça, mais je trouvais l’endroit plus terrifiant que le plus terrifiant de mes cauchemars. De toute ma vie, je n’avais jamais vu quelque chose qui symbolisait autant l’inconnu ; j’étais anxieux de savoir ce qui pouvait bien se trouver là-dedans, à juste quelques mètres de nous.

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-Qu’est-ce que c’est ?
-C’est le sentier Molokoï. 40 kilomètres à travers la jungle. Il rejoint l’Auberge des Orpailleurs, sur la route de l’Est.

Nous sommes restés là quelques minutes, contemplant cette obscurité qui commençait à me fasciner plus qu’à me terrifier.

-Allume ton téléphone.

Joignant le geste à sa parole, elle s’engagea sur le sentier.

-Eh, tu fais quoi ?
-T’inquiètes pas, suis-moi.
-T’as pas peur des serpents ?
-C’est des conneries pour effrayer les touristes, ça. Des serpents, on en croise quasiment jamais, et ils ont plus peur de toi que toi d’eux.

À contrecœur, j’allumais le flash de mon téléphone et la suivit sur le sentier. Très vite, l’appréhension a laissé la place à une sorte de curiosité, comme si être privé du décor naturel sans doute merveilleux qui s’offrait à nous me donnait l’envie d’en découvrir plus. Très vite, nous avons été entourés de bruits. Le sol craquait sous nos pieds tandis que nous submergeait le bruit de crapauds, chefs d’orchestre du morceau qui se jouait, accompagnés d’autres bestioles aux noms qui m’étaient encore inconnus et qui faisaient trembler les feuilles des arbres. Au loin résonna le chant si singulier d’un papayou, un oiseau sentinelle, sans doute alerté par le bruit de nos pas. Nous nous arrêtâmes. En me retournant, je constatais que les lumières du village n’étaient plus là, masquées par les arbres.

-Viens, on éteint nos portables.
-T’es sûre de ton coup ?
-Ce serait pas la première fois que je le fais.

Et elle éteignit son téléphone. Je m’exécutais également, poussé par une sorte de curiosité qui prit le dessus sur la peur. Nous étions dans le noir complet. Autour de nous, rien si ce n’est l’immensité de la dense forêt invisible entourant le layon. C’est grisant, cette sensation de se cacher d’un ennemi invisible au milieu des bruits de l’obscurité enchanteresse d’une forêt tropicale. Ça avait des allures de rêve. Qu’est-ce qu’on fait là? Une question à laquelle une réponse aurait gâché la magie de l’instant. C’était le noir absolu, les ténèbres impénétrables. Tout à coup, un grand bruit cassa l’ambiance, comme un râle ténébreux, tout droit sorti des confins de l’enfer.

-Bordel, c’est quoi, ça ?!
-Des singes hurleurs. J’avoue, ça surprend.

Je rallumais mon téléphone, le cœur battant la chamade, essayant de retrouver mes repères. J’étais en panique. Tout autour de moi, il n’y avait que de la forêt. Des arbres dans tous les sens. Partout. Et juste devant moi, il y avait Céleste, que j’étais en train d’éblouir avec mon flash, qui ne semblait pas paniquée du tout.

-Eh, calme-toi.

Je tentais de me ressaisir et partis dans un rire nerveux. Je répondis d’une voix tremblante :

-C’est juste que… excuse-moi, je veux qu’on rentre.
-T’inquiètes pas, tout va bien, je suis là…

Elle se rapprocha pour me toucher, pour tenter de me calmer. À mesure qu’elle m’apaisait, ses caresses s’intensifièrent. Je relevais la tête pour la regarder dans les yeux. Nos regards se croisèrent pour ne plus se quitter. Elle fit glisser ses doigts sur mon corps, jusqu’en haut de mon torse, me prit délicatement par le col de mon t-shirt et m’embrassa. Le baiser a duré quelques secondes. Je la regardais dans les yeux, comme pour savoir si j’en avais le droit, et je lui rendis son baiser en l’enlaçant, et en laissant tomber mon téléphone au passage. Après cela, toujours enlacés, nous étions en train de rire comme deux ados qui viennent de s’embrasser pour la première fois. L’obscurité ayant repris ses droits, nous ne nous voyions même pas, mais peu importe, nous savions que l’autre était là. Quelques minutes plus tard, nous avons émergé de la forêt main dans la main.

Nous avons discrètement regagné la fête, où personne ne semblait avoir remarqué notre absence, et tandis que nous nous réinstallions fut annoncée l’arrivée du dernier artiste de la soirée :

-…Francis Nungent, qui pour nous rappeler la chance que nous avons de posséder une telle diversité culturelle en Guyane, va nous interpréter sa chanson Timoun Lagwiyann .

Un créole entra sur scène avec sa guitare sous les acclamations d’un public qui semblait déjà le connaître. Il entama un refrain repris par certaines personnes à la manière d’un hymne :

En Guyane, nous sommes de toutes les couleurs
Cultures mélangées, pour une seule identité
Main dans la main nous marcherons, sur le chemin de l’amitié
Celle que l’on partage, entre amis pour la vie

Et tandis que les vibrations de cet air se perdirent dans le ciel étoilé dominant la forêt, je repensais aux dernières minutes et à la chance que j’avais d’être ici, à l’autre bout du monde, dans un village au milieu de la jungle, à la veille d’un tournoi de foot, fêtant le Nouvel An Hmong en écoutant un hymne pour la diversité aux côtés de la fille dont je venais de tomber amoureux.

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Il faisait une chaleur étouffante. La chaleur du milieu de l’après-midi, celle qui fait perler de grosses gouttes de sueur sur les visages des plus insensibles aux hautes températures. Une chaleur qui s’accompagnait d’un soleil de plomb qui fait tourner les têtes et donne envie de rester allongé par terre et d’attendre la mort. Nous terminions notre échauffement, mais j’avais déjà englouti presque deux bouteilles d’eau depuis le début de l’après-midi. A cet instant, j’aurais tout donné pour me laisser tomber quelques secondes dans un carré de neige.

Nous avions passé l’après-midi assis par terre au bord du terrain, dans le sable, à regarder les autres matchs et patiemment attendre notre tour. Il n’y avait pas un centimètre carré d’ombre sur cette foutue place, à part quelques palmiers dans un coin, sur lesquels les premiers arrivés s’étaient rués. J’aurais probablement déjà fait une insolation si je ne portais pas une casquette.

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L’échauffement fut l’occasion de découvrir le niveau de mes coéquipiers d’une journée, que j’avais rencontré en début d’après-midi. Tous des Hmongs. Céleste ne m’avait pas menti : entre contrôles de la semelle ratés et passes téléphonées, ils avaient l’air de jouer aussi bien au foot que moi au basket-ball. Vêtu d’une vieille paire de baskets et d’un maillot de Flamengo contrefait que j’avais acheté 10€ dans une boutique de la place des Palmistes, je faisais presque professionnel à côté d’eux. Mais peu importe, j’étais là pour m’amuser un peu, et j’étais surtout impatient d’être enfin de retour sur un terrain, espérant que mon talent n’avait pas trop pris la poussière.

Le terrain débarrassé des équipes du match précédent, nous avons enfin fait notre entrée, timidement encouragés par quelques dizaines de spectateurs léthargiques. Le tournoi avait attiré plus d’équipes que prévu, aussi il avait été décidé de faire une compétition à élimination directe, et pour notre entrée en compétition, nous jouions bien évidemment le dernier match de ces huitièmes de finale. Le soleil commençait déjà à décliner, et parti comme c’était, le tournoi semblait devoir durer jusqu’au milieu de la nuit.

Nous nous sommes placés sur le terrain. L’environnement n’avait définitivement rien à voir avec ce que j’ai connu à Saint-Guichon ; ici, c’était un terrain de 7 contre 7 en sable, avec la jungle qui semblait prête à engloutir l’un des deux buts, qui semblaient être des cages de handball. En face de nous, une équipe dont les joueurs, qui faisaient tous une tête de plus que moi, s’encourageaient à coups de Vamos ! , tous vêtus du même maillot bleu. Ils avaient pas l’air d’être là pour beurrer des tartines.

Le coup d’envoi fut donné, et avant même que j’ai eu le temps de savourer cette revigorante sensation d’être de retour, leur attaquant envoya aussitôt un long ballon… qui retomba dans nos filets, sous le regard désabusé de notre gardien, qui se défendait en disant avoir le soleil dans les yeux. Bon, ça commence bien. Piqué au vif par ce but, je me saisis du ballon et donnais le coup d’envoi. Je récupérais une passe quelques secondes plus tard dans le rond central, me retournais, dribblais un adversaire, avançais, en dribblais un autre, puis un troisième, entrais dans la surface, armais ma frappe… lorsque je fus violemment poussé à terre. Je me retrouvais la tête dans le sable, tandis que l’arbitre siffla un penalty. Aussitôt, je m’emparais du ballon. Aucun de mes coéquipiers ne me le contesta.

Je me retrouvais face au gardien dans ce moment unique que constituent les quelques secondes avant un penalty. Le calme avant la tempête, cet instant où même les spectateurs se taisent, conscients d’assister à ce pourquoi ils regardent un match de foot. Un but est d’ordinaire un événement si imprévisible qu’il s’agit là pratiquement du seul instant où on sait avec quasi-certitude qu’on est sur le point de marquer.

L’arbitre siffla. Je pris une grande inspiration, je m’élançais, et je tirais. Pour une raison qui m’échappe, un tireur droitier a habituellement plus de facilités à tirer du côté droit du but, quand on regarde la cage. Les gardiens le savent, et plongent donc souvent de ce côté là quand ils ont à faire à un droitier. Mais ce n’est pas mon cas ; bizarrement, je trouve ça infiniment plus facile de croiser ma frappe pour trouver le côté gauche. C’est ce que je fis. Et ça n’a pas manqué : le gardien fut pris à contre-pied, et la balle frappa la base du poteau carré avant de faire trembler les filets. 1-1, et le match venait à peine de débuter. Mes coéquipiers se jetèrent sur moi comme s’ils étaient surpris qu’on ait réussi à marquer. Et moi, je savourais. J’étais de retour.

Songeant qu’il était sans doute plus prudent de verrouiller derrière, j’ai passé le reste de la première période, d’une durée totale de 20 minutes, en défense, à aider mes coéquipiers à dégager le plus loin possible tout ballon qui s’approcherait un peu trop près de notre surface de réparation. Je savais bien qu’il faudrait tenter quelque chose à un moment si on voulait gagner, mais je me disais qu’on verrait ça plus tard. Enfin l’arbitre siffla la mi-temps. J’étais exténué, en grande partie à cause de la chaleur.

Nous sommes allés nous installer au bord du terrain. Il n’était pas question de conversation tactique ou des commentaires sur ce qu’il faudrait corriger, juste de bien se reposer. J’étais allongé par terre, dans le sable, les bras en croix, lorsqu’en tournant la tête, je vis au loin Céleste qui s’approchait. Après ce qu’il s’est passé hier soir, j’ai pensé à elle une bonne partie de la nuit et toute la journée, et j’espérais qu’elle se montre au tournoi. Pour ainsi dire, elle arrivait même à faire de l’ombre à ma joie de retrouver le foot. Se frayant un chemin à travers la foule de joueurs et de spectateurs qui s’en allaient et venaient, elle semblait prendre un malin plaisir à narguer la poussière, avec son t-shirt blanc impeccable.

-Alors, ça se passe comment ?
-Pas trop mal, on fait 1-1.
-C’est vrai, ça ? C’est bien la première fois que l’équipe de mon père arrive à marquer un but.
-C’est moi qui l’ais mis.
-Eh, bien joué. Je présume que tu te débrouilles bien ?
-En vrai, je crois que je vais mourir. Tu veux pas me remplacer ?
-Nan, j’ai jamais aimé le football.

Jusqu’à présent, j’étais seul dans ma bulle, et rien n’aurait pu m’en faire sortir. Mais à la voir s’installer au bord du terrain pour nous regarder, à savoir qu’elle me regarderait quand j’aurais le ballon, j’avais envie de l’impressionner. A cet instant précis, j’ai eu la conviction qu’on allait gagner.

-Crois-moi, je vais te le faire aimer.

Je suis revenu sur le terrain avec un second souffle, prêt à en découdre et à montrer à ces Brésiliens de quoi est capable une équipe de modestes agriculteurs renforcée par un lorrain.

J’imagine que cette équipe faisait partie des favoris du tournoi, puisque après les avoir battu 3-2 à l’issue d’une deuxième mi-temps digne d’une bataille, les quarts et les demis-finales ont eu des allures de formalité. J’enchaînais les buts, plats du pied, frappes sous la barre après avoir dribblé toute l’équipe. C’est limite si mes coéquipiers ne se contentaient pas de me donner la balle et de me laisser faire le boulot en solitaire. Je me sentais revivre. À ne pas avoir joué au foot depuis quatre mois, je me sentais comme un retraité, j’avais parfois l’impression que mes meilleures années étaient derrière moi. Mais j’avais oublié que je n’avais que 15 ans et que je ne pouvais que progresser, pour peu qu’on m’en donne l’occasion.

La nuit était tombée depuis longtemps lorsque nous nous sommes présentés pour la finale. N’ayant pas de montre, j’avais perdu la notion du temps, mais le spectacle étant terminé sous le carbet, ayant laissé place à une foule d’ados se déhanchant dans une ambiance de discothèque, je supposais qu’il était 22h passées. Le terrain était éclairé tant bien que mal par un projecteur installé là pour l’occasion. La plupart des spectateurs étaient partis, y compris Céleste, donnant l’étrange impression que le titre allait se disputer dans l’anonymat le plus total d’un terrain obscur, sans témoins. C’est quand même étrange d’avoir une meilleure ambiance en huitième qu’en finale.

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Face à nous, une équipe qui paraissait aussi sérieuse que nos premiers adversaires de la journée. Ils étaient vêtus d’un maillot rayé jaune et noir, qui n’était pas sans me rappeler celui de Saint-Guichon, avec une tête de lion en guise de logo. Je savais qu’ils nous prenaient de haut pour les avoir entendu de loin dire que c’était gagné d’avance. S’il y a bien un truc que je ne supporte pas, c’est le manque d’humilité. En ayant surpris tout le monde comme on l’a fait, je pense qu’on est en droit d’attendre un peu plus de respect de la part de notre prochain adversaire. Après tout, nous aussi on est en finale, et on n’a pas volé notre place. Dans le foot, la seule vérité, c’est celle du terrain.

Ce fut un match au moins aussi difficile que le premier, sauf qu’avec la fatigue, le match était difficile pour eux aussi. Les deux équipes avaient les jambes lourdes et produisaient un jeu très brouillon. Difficile de penser qu’on assistait à une finale. Jouant en contres, j’ai encore une fois fait la différence par deux fois, soit une de plus que nos adversaires. Lorsque l’arbitre siffla la fin du match, on s’est tous rassemblés pour se congratuler. Autant mes coéquipiers ne s’étaient pas montrés très expressifs auparavant, autant maintenant, on donnait l’impression d’avoir gagné la Coupe du monde. Devant une foule en délire de quatre personnes, on s’est vu remettre par l’arbitre un trophée plus petit que les trophées de consolation des tournois de Saint-Guichon.

Et voilà, c’était la fin de l’aventure, d’une journée qui m’aura permis de renouer avec le plaisir simple de jouer au foot avec quelques potes sur un terrain pourri. Qui plus est, n’ayant pas gagné beaucoup de compétitions avec Saint-Guichon, celle-ci était d’autant plus belle. Maintenant, j’allais reprendre ma vie de lycéen, en attendant qu’on refasse appel à moi, dans une semaine ou dans un an, pour un autre tournoi. Tournant ces réflexions dans ma tête en m’éloignant du terrain avec la coupe dans les mains, je fus interpellé par un homme tout de noir vêtu, qui semblait juste sorti de l’ombre :

-Excuses-moi, je peux te parler ?
-Bien sûr.
-Je me présente : Emmanuel Karam, entraîneur du Sport Guyanais.
-Le Sport Guyanais ?
-L’équipe que vous venez de battre.
-Ah, OK, au temps pour moi.
-Je t’ai observé pendant une bonne partie du tournoi, et tu m’en as encore mis plein les yeux pendant la finale. Comment tu t’appelles ?
-Nolan Beauregard.
-Enchanté, Nolan. Tu as quel âge ?
-15 ans.
-15 ans ? Dis-moi, t’as un club, actuellement ?
-Non.
-Génial. Tiens, voilà le numéro de Mr Lélé, le président du club.

dit-il en me tendant un morceau de papier sur lequel on avait gribouillé des chiffres.

-Il voudra sûrement te voir à l’œuvre avant de te faire signer. Bon, je te laisse, j’aimerais qu’on soit de retour à Cayenne le plus vite possible. À bientôt, j’espère.

Et il disparut aussi vite qu’il était apparu. Un moment, j’ai cru avoir rêvé tant la scène s’était déroulée vite et n’apercevant déjà plus la personne, redevenue invisible dans la nuit. Mais j’avais bien dans la main un morceau de papier avec un numéro de téléphone dessus. Je n’étais pas bien sûr de ce que ce gars voulait, si ce n’est me faire signer dans ce club au nom étrange. Et c’est tout ce que j’avais besoin de savoir. Au point où j’en étais, j’étais prêt à signer n’importe où pourvu que je puisse rejouer au foot. Génial, j’allais peut-être reprendre, finalement !

J’ai retrouvé Céleste devant la maison de son oncle, où nous logions.

-T’es pas à la soirée ?
-J’y étais, puis finalement, j’ai préféré t’attendre ici. Alors ?
-Alors on a gagné!

dis-je en brandissant fièrement la coupe que je tenais cachée derrière mon dos.

-Et tu sais quoi ? Ce n’est que le début.

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Très bien écrit :clap:

Vivement la suite :grin:

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Je remontais la rue en gardant les yeux fixés sur les projecteurs du stade, que l’on voyait de loin s’élever au-dessus des maisons comme quatre phares dans la nuit qui venait de tomber. Comme chaque soir, les grenouilles avaient pris le contrôle de la nuit avec leur concert de croassements. Marchant en tongs dans la poussière du bord de la chaussée qui me salissait les pieds, je sautais avec insouciance par-dessus les flaques résultant de la dernière averse tropicale ; les trottoirs, ça n’existe qu’au centre ville de Cayenne. Au rond-point de Baduel, c’était l’effervescence des soirs de semaine, des dizaines de voiture tournant en rond, entrant et sortant dangereusement de ce manège.

Je n’avais jamais mis les pieds à Baduel un soir de match, et je n’avais vraisemblablement pas loupé grand-chose ; peut-être que c’était parce qu’on était mercredi soir, mais seules quelques voitures et un minibus occupaient le parking en gravier, qui paraissait du coup démesurément grand. Il n’y avait personne au guichet et la seule entrée pour les spectateurs, une grande porte au-dessus de laquelle un panneau d’allure récente indiquait fièrement « Stade de Baduel », n’étant pas gardée, je suis entré sans trop savoir si j’en avais le droit. Il n’y avait pas grand-monde, juste quelques personnes qui allaient et venaient de la tribune, me dévisageant comme s’il était inhabituel pour un Blanc de s’aventurer ici.

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Le terrain était vide ; visiblement, c’était la mi-temps. Je gagnais la tribune et gravis de manière hésitante les premières marches ; je pensais je ne sais trop pourquoi que Mr Lélé serait facilement remarquable, mais il aurait pu être n’importe lequel des trois pelés et deux tondus occupant la tribune. Mal à l’aise, je m’adressais au spectateur le plus proche, un créole d’une quarantaine d’années portant des lunettes de soleil malgré l’obscurité :

-Excusez-moi, je cherche Mr Lélé…
-Nolan Beauregard, je présume ?
-Oui…
-Bien. Manu m’a dit beaucoup de bien de toi.

dit-il en désignant un homme qui sortait du tunnel d’accès au terrain, et que je reconnus comme « l’homme de l’ombre » de Cacao.

-Je vais être honnête, on n’a pas l’habitude d’accueillir des gars dans ton genre dans l’équipe.
-Des gars dans mon genre ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Il esquiva la question et poursuivit.

-On a déjà beaucoup d’attaquants en U17, mais Manu dit que tu as le niveau pour jouer avec l’équipe première. C’est pour ça que j’ai accepté de te rencontrer. Dis-moi, je suis curieux, le foot en Guyane est un petit monde, comment ça se fait que j’ai jamais entendu parler de toi ? Comment tu t’es retrouvé à jouer dans une équipe de paysans lors d’un tournoi dans un village perdu en Guyane ?
-Une amie m’a invité…
-Non, je veux dire, c’est quoi ton passé footballistique ? Tu viens d’où ?
-Oh, j’ai joué une dizaine d’années dans le club de mon village, en Lorraine, et je viens seulement d’arriver en Guyane.

Lélé semblait pensif. Ce type me mettait mal à l’aise, il me donnait un peu l’impression d’être un mafieux en train de choisir s’il allait me garder en vie ou non. J’avais beau être debout et lui assis, il m’intimidait, et c’était plutôt légitime sachant qu’il avait mon avenir footballistique entre les mains.

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-Bon, tu comprendras que je ne peux pas t’accepter au club sans t’avoir vu de mes propres yeux. D’autant plus que si ton seul club est une anonyme équipe de village, c’est quand même pas glorieux. Alors va sur le terrain, et montre-moi de quoi t’es capable.

dit-il en me tendant un maillot et un short qu’il venait de tirer du sac de sport qui était sur le siège d’à côté.

-Quoi, là, maintenant ? Vous plaisantez ? Bordel, je sais même pas c’est lesquels, notre équipe. J’ai pas de chaussures, ni de protèges-tibias, ni rien, et je suis pas échauffé.
-Écoute, c’est ça ou rien. Ici, t’as aucune chance de trouver une équipe qui voudra d’un gars comme toi. Je ne t’accorde cette chance que parce que selon Manu, tu en vaux la peine. Alors sois tu prends ce maillot et tu vas me montrer ce que tu sais faire, soit tu t’en vas.

A contrecœur, je saisis le t-shirt. C’était un maillot rayé jaune et noir, avec le numéro 18. En le tendant devant moi, pendant un bref instant, j’eus l’impression d’être de retour à Saint-Guichon, dans ces vestiaires familiers qui sentent bon la terre et la sueur, avant un match au cours duquel je vais probablement marquer deux ou trois buts et distribuer quelques passes décisives aux copains. La voix de Lélé ma ramena à la réalité :

-Bien, va voir sur le banc, Manu doit avoir une paire de crampons qui traîne.

Trop heureux d’enfin échapper à la compagnie de cet homme, je dévalais les quelques marches et franchis la porte grillagée qui me mena sur la piste d’athlétisme entourant le terrain. Au même instant, les deux équipes revinrent sur le terrain. J’interpellais Manu, qui se dirigeait vers le banc :

-Mr Karam !
-Ah, quelle bonne surprise… tu peux me rappeler ton nom, s’il te plaît ?
-Nolan.
-Nolan. Tu as rencontré Mr Lélé ?
-Oui, il veux me voir à l’œuvre.
-Bien. Vu la première mi-temps qu’on a fait, c’est pas plus mal. Tiens, voilà des crampons, tu vas rentrer tout de suite.

dit-il en me tendant une paire à moitié décomposée qui traînait sous la planche faisant office de banc.

-Vous pouvez juste m’expliquer ce que c’est, comme match ?
-C’est nous contre l’ASC Job, en bleu. Il y a toujours 0-0.

Puis en s’adressant à l’un des attaquants jaunes et noirs :

-Max, ramènes-toi, tu sors !
-Ils sont grands pour être en U17, non ?
-Ah, mais c’est pas des U17, c’est des seniors. C’est un match de Promotion d’Honneur.
-Quoi ? Mais attendez, j’ai que 15 ans, je vais me faire piétiner !
-Je pense pas. De ce que j’ai vu, tu es assez bon pour jouer dans cette équipe. T’en as mis deux contre l’équipe qu’on a envoyé à Cacao, donc tu la vaux largement.

J’enfilais les chaussures sous le regard curieux des remplaçants en me demandant dans quelle galère je m’embarquais ; moi qui pensais juste venir discuter 5 minutes avec le président d’un club, j’étais à quelques instants de rentrer en jeu pour mon premier match en seniors. J’étais stressé mais je ressentais surtout l’excitante euphorie d’une première fois. Ce n’était pourtant pas la première fois que je jouais au foot, mais je sentais que cet instant marquait le début de quelque chose. À quelques mètres, l’arbitre jeta un œil suspicieux sur moi. Il se tenait là depuis le début et avait manifestement entendu toute la conversation. Je le désignais au coach.

-Et lui, il risque pas de poser problème ?
-Non, t’en fais pas pour ça, il va fermer les yeux. C’est comme ça que ça marche, ici. En fait, il va sûrement venir te voir pour ajouter ton nom sur la feuille de match.

Je suis allé me placer aux abords du rond central sous le regard de mes nouveaux coéquipiers, surpris de voir débarquer un nouveau joueur à la mi-temps d’un match. Mon compère en attaque, un grand gaillard musclé, me défigura d’un air méfiant.

-T’es qui, toi ?

L’arbitre siffla la reprise, Job donna le coup d’envoi.

-Tu vas bien voir.

répondis-je.

Peut-être avais-je trop vite pris la confiance. Car en vérité, les premières minutes furent plus que poussives. On n’était plus sur un terrain en sable pour un tournoi amical, il s’agissait d’un vrai match de championnat. Aussi, dès que j’avais la balle, j’avais l’impression qu’une nuée de joueurs en bleus me courait dessus. Je me faisais bousculer et je me retrouvais souvent par terre, à mordre la poussière.

Je m’aguerris au fil des minutes. Très vite, je compris qu’il ne servait à rien d’essayer de garder la balle, que j’aurais bien mieux fait de la donner au coéquipier le plus proche. J’avais oublié que je jouais dans une vraie équipe, et c’est quand même agréable de pouvoir se reposer sur ses coéquipiers. Je remarquais également que dès lors que je n’avais pas la balle, je me sentais étrangement seul. Apparemment, la tactique adverse consistait juste à effectuer un gros pressing sur le porteur du ballon. Dans ces moments, j’en profitais pour m’approcher de la surface, discrètement m’engouffrer dans les espaces, espérant recevoir un ballon qui traîne ou une passe providentielle. Mais voilà, les passes arrivent rarement quand on est le nouveau joueur.

Le contenu du match était assez terne. Très peu d’occasions de part et d’autre, le jeu était cantonné au milieu du terrain.

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Il restait moins d’un quart d’heure à jouer, mon manque de condition physique dû au déficit d’entraînements par rapport aux autres joueurs commençait à se faire sentir. J’étais une fois de plus positionné à l’entrée de la surface, espérant recevoir une passe qui me permettrait de filer au but. L’un de nos joueurs déborda côté gauche et centra. Un centre à mi-hauteur absolument dégueulasse et facilement renvoyé par la défense. Le ballon arriva sur moi. A cet instant, je savais exactement quoi faire. Cet instant, j’en avais rêvé tout le match, et je l’avais exécuté une paire de fois dans ma carrière. Je m’emmenais la balle d’une feinte pour éliminer le défenseur qui se jetait sur moi, et j’entrais dans la surface. Courant avec toute la hargne et l’envie que j’avais au fond de moi, je voyais le gardien sortir à ma rencontre tandis que montais l’adrénaline de l’action qu’on est sur le point de terminer. J’arrivais au point de penalty. Je m’apprêtais à envoyer une frappe pleine de rage dans la balle qui rebondissait devant moi lorsque je fus violemment bousculé de l’épaule par un défenseur de retour. Je perdis l’équilibre et me vis tomber. Mais dans un dernier effort, je tendis la jambe pour frapper la balle du bout du pied, juste devant le gardien. Surpris, celui-ci la laissa échapper et la regarda filer lentement dans son but. Les filets tremblèrent à peine.

C’était un but très moche, mais tout but est bon à prendre. Je me relevais et allais glorieusement le fêter au poteau de corner, acclamé par les rares spectateurs, fixant Lélé à la recherche d’une réaction. Il me toisait de son air impassible. Je le fixais toujours tandis que mes coéquipiers me congratulèrent avec retenue pour ce qui pourrait bien être le but de la victoire.

Un quart d’heure plus tard, le score était toujours de 1-0 lorsque l’arbitre porta le sifflet à sa bouche. Pas mécontent, je regagnais anxieusement le banc de touche, en attente de la décision de Lélé. Celui-ci m’attendait les bras croisés, aux côtés de Karam, toujours avec son air impassible et ses lunettes de soleil. Je n’eus pas le temps d’essayer de lire les traits de son visage puisque la première phrase qu’il prononça fut :

-Nolan, bienvenue au Sport.

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Je me suis rendu à mon premier entraînement le vendredi suivant, filant directement au stade scolaire à la sortie des cours. Pour passer devant chaque matin, je croyais connaître cette enceinte gardée par un mur usé recouvert d’une fresque mettant en scène les différentes ethnies de la Guyane. Mais en vérité, je n’y étais jamais entré.

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En franchissant la porte, je me suis trouvé perdu, ne savant où me diriger. À ma gauche, un terrain était occupé par deux équipes, occupant chacune une moitié. Les joueurs de l’une de deux équipes sont en jaune, c’est peut-être eux, bien qu’ils paraissent plutôt être des seniors. A moins que ce ne soit ces gars en train de taper le ballon dans le gymnase sans murs et mal éclairé que j’apercevais sur la droite. Ouais, mais non, à priori, je cherche pas une équipe de futsal. On m’avait dit de me présenter à 18h au stade scolaire, mais pas qu’il y aurait plusieurs équipes. Qui plus est, je ne connais ni le nom ni le visage de mon coach.

-Je peux t’aider ?

Un homme âgé, vraisemblablement le gardien du stade, venait de sortir de la cahute à ma droite.

-Je cherche les U17 du Sport Guyanais.
-Tout au fond à droite, derrière le deuxième gymnase.

dit-il en pointant du doigt une sorte de no man’s land à l’autre bout de l’enceinte. Il y a donc un terrain là-bas ?

Je m’y rendis avec une certaine anxiété. Je ne savais pas à quoi m’attendre, et il est toujours désagréable de se retrouver confronté à un groupe de personnes qu’on ne connaît pas. Est-ce que mes nouveaux coéquipiers seraient sympas ? Est-ce que je serais au niveau ? Est-ce que le coach serait sévère ? Je n’eus pas le temps de développer ces réflexions, tandis que je débouchais au coin du gymnase, sur un carré de pelouse faiblement éclairé par un unique lampadaire. Par-dessus le mur, on pouvait apercevoir le haut des plus imposants monuments du cimetière adjacent. Les quelques jeunes tapant dans le ballon sur ce pseudo-terrain s’arrêtèrent pour me dévisager. Après un long moment gênant, je demandais :

-C’est bien le Sport Guyanais U17 ?
-Nolan Beauregard, c’est ça ?

La voix qui m’avait répondu venait d’un homme d’une trentaine d’années, au physique athlétique, qui se tenait dans l’ombre, raison pour laquelle je ne l’avais pas remarqué.

-Bienvenue au Sport. Je m’appelle Ludovic Viltard, je suis l’entraîneur des U17. J’espère pour toi que tu es aussi bon qu’on le dit, parce que je préfère te prévenir : on n’est pas là pour rigoler.
-Bien, m’sieur.
-Ah, et puis la prochaine fois, tu mettras un maillot conforme au règlement.
-Quoi, il est pas bien, mon maillot de l’ASNL ?
-Non, c’est pas ça, c’est que tous les joueurs doivent venir à l’entraînement avec un maillot jaune. Je sais pas comment ça se passait là d’où tu viens, mais ici, on respecte les couleurs du club. J’imagine que t’étais pas au courant, donc ça passe pour cette fois, mais que ça ne se reproduise pas.

Les joueurs arrivèrent les uns après les autres, et l’entraînement commença avec 10 minutes de retard par 5 tours de stade, puis des exercices physiques. Ne m’étant pas entraîné depuis longtemps, j’étais en galère, pas aidé en cela par le climat chaud et humide qui réduisait mon endurance à presque rien. Mais il y avait toujours un coéquipier pour m’encourager dans ces moments difficiles. Sans doute plus habitués au climat et ayant déjà commencé la saison depuis un moment, eux ne semblaient pas dérangés plus que ça.

Par contre, une fois le ballon dans les pieds, je me sentais revivre, traçant ma route entre mes adversaires jusqu’à trouer les filets imaginaires des buts matérialisés par deux plots. J’étais l’un des meilleurs, et même les brésiliens de l’équipe me regardaient avec envie.

J’étais un peu la curiosité de ce premier entraînement, et pour cause : il se trouve que j’étais le seul Blanc. Les autres étaient tous des créoles ou des sud-américains. Notre arrière droit, Manuel, colombien d’origine, ne parlait même qu’espagnol. Ils étaient tous à me poser les mêmes questions sur mon passé et sur comment je m’étais retrouvé là. En revanche, en discutant un peu avec eux, j’ai compris que j’étais le seul qui avait dû prouver son talent à Mr. Lélé. Est-ce qu’on m’aurait fait subir un traitement spécial à cause de ma couleur de peau ?

L’entraînement s’est terminé sur les coups de 20h30, après une dernière séance d’étirements conclue par les applaudissements de chacun. Elle me plaisait déjà, cette équipe où tout le monde s’encourageait en permanence. Suite à cela, Ludovic donna la liste des joueurs retenus pour le match du lendemain. J’espérais y figurer, aussi étais-je vexé que mon nom ne sorte pas. Une fois tout le monde libéré, je m’en allais demander des explications au coach.

-Les dribbles, les frappes, c’est bien beau, tout ça. Mais physiquement, t’es pas encore prêt. Un conseil : muscles-toi. Tes adversaires d’ici seront plus physiques que ceux que tu avais en France. De ce que j’ai vu, tu te fais bouger par tout le monde et tu t’écroules au moindre coup d’épaule.

Il avait l’air un peu rude de prime abord, Ludovic. Mais en vérité, j’ai découvert dans les semaines suivantes qu’il était toujours prêts à donner les bons conseils, ceux qui pouvaient vraiment faire avancer l’équipe. C’était autrement plus professionnel qu’à Saint-Guichon.

Les semaines passant, j’ai appris à connaître mon nouveau club, un ex grand club du football guyanais, vainqueur à de multiples reprises de la division d’honneur locale dans les années 70, qui végète aujourd’hui en promotion d’honneur. Mais le club mise sur sa jeunesse. Ensemble, nous formons une équipe ambitieuse, et d’ailleurs, personne ne se le cache : l’objectif, c’est de remporter le championnat de Guyane U17. Une autre paire de manches qu’à Saint-Guichon, où nous étions en 3è division de district. En même temps, ici, il n’y a qu’une seule division, c’est plus facile d’être ambitieux.

J’ai aussi appris à connaître mes coéquipiers : notre gardien brésilien Doudou, nos milieux, brésiliens eux-aussi, Ha’Llison et Gabriel, notre défense plus locale avec Ulrich, Louismer et Agouti, et Axel, qui tantôt m’épaulait tantôt me concurrençait en attaque.

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Les parents venant me chercher, je me suis vite rendu compte que j’étais le seul à rentrer en voiture ; les autres s’en allaient à vélo ou à pied ; ils donnaient parfois l’impression d’être seuls, de ne pas avoir de famille. Parfois, on dépannait l’un d’eux en le déposant chez lui, à Chicago ou dans les vieilles cités de la périphérie, dans des quartiers où règne la misère. Ça me faisait de la peine de voir que certains de mes coéquipiers vivaient dans de simples baraques en tôle et en planche, dans des bidonvilles.

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En voyant ça, j’ai réalisé que j’étais un privilégié par rapport à beaucoup d’entre eux ; la misère paraissait loin depuis notre appartement à Baduel. Pourtant, elle était juste sous nos fenêtres pour peu qu’on daigne regarder. J’ai alors compris ma chance d’habiter du bon côté de la rue. Parfois, je me sentais un peu coupable tant j’avais l’impression d’être le stéréotype du riche Blanc. Mais c’est aussi ça, la beauté du football, qui unit toutes les classes sous un même maillot, à la conquête d’un même idéal : la victoire contre les salopards d’en face.

L’organisation n’avait rien à voir avec Saint-Guichon : là où nous avions un unique entraînement par semaine, nous en avions désormais trois, à 18h les mardis, mercredis et vendredis, qui n’avaient pas d’heure de fin précise, ce qui avait le don d’agacer les parents. Que ce soit dans la chaleur mourante d’un samedi en fin d’après-midi ou sous la pluie drue d’un dimanche à 8h, sur un terrain en sable, sur la pelouse honneur du stade scolaire ou sur le synthétique du collège Zéphyr, nous donnions tout le week-end lors des matchs. Dès lors que j’ai été appelé à participer aux matchs, la machine à marquer que j’étais a recommencé à faire parler la poudre. Mes performances parlaient pour moi ; j’ai mis un doublé dès mon premier match, et j’enchaînais week-end après week-end. Je trouvais le niveau plus élevé que ce que j’avais vu en France, mais j’en étais plutôt heureux ; c’est en jouant contre plus fort que soi qu’on progresse. Et pour le coup, je ne m’étais jamais autant senti progresser, que ce soit techniquement ou physiquement. Mais j’étais surtout heureux d’avoir trouvé des mecs que je pouvais appeler « Mon équipe ». On a signé quelques belles victoires, et au moment des fêtes de fin d’année, nous caracolions en tête du championnat.

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Finalement, le seul point commun avec Saint-Guichon, c’était la couleur du maillot.

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J’ai rattrapé mon retour c’est vraiment très plaisant !! continues comme ça.

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Un coup de sifflet perça la nuit éclaircie par la lumière orange terne des projecteurs. Les ballons s’arrêtèrent et se retrouvèrent en quelques secondes dans le gros sac en toile que l’un de nous aurait la responsabilité de porter dans le coffre de la voiture du coach. Je délaçais mes chaussures dégoulinantes de boue, conséquence de la pelouse rendue quasiment impraticable par les violentes averses tropicales de ces derniers jours. Les précipitations, l’humidité résultante et un petit vent venu de l’océan cumulé à la fin de mon effort me faisaient grelotter ; il devait faire 22°C, mais pour ici, c’est froid.

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Tout le groupe s’approcha d’un pas fatigué pour se regrouper autour du coach, dans une ambiance plus solennelle, plus sérieuse que d’habitude ; tout le monde avait déjà la tête à la finale du lendemain. Ludovic n’était pas seul, Lélé se tenait à côté de lui, tout de noir vêtu, les bras croisés, toujours avec ses éternelles lunettes de soleil. Ce fut lui qui prit la parole :

-Messieurs, je tenais tout d’abord à vous féliciter pour la saison dont vous sortez. Vous avez été brillants en survolant votre poule, mais ce n’est pas fini. Je vous rappelle que notre objectif est de remporter le championnat, et pour y arriver, il vous reste une finale à jouer.

Même si je n’en montrais rien, je ressentais une certaine fierté à entendre ce discours ; sans vouloir me vanter, j’y étais pour beaucoup si l’équipe en était arrivé là. Inconnu en début de saison, je m’étais fait un nom sur les terrains de l’île de Cayenne, tournant à une moyenne proche des 3 buts par match ; j’avais tellement progressé que j’en étais venu à dépasser mes statistiques de Saint-Guichon, alors même que le niveau était plus élevé. D’ailleurs, mes performances avaient incité les dirigeants à me surclasser en U19 la saison prochaine. J’avais même participé à quelques stages avec la sélection de Guyane U17. J’en avais été le premier surpris, pensant que je devais être Guyanais pour être membre d’une telle sélection. Je supposais qu’ils n’étaient pas allés fouiller très loin dans mon dossier, et que de toute façon, dans cette catégorie d’âge, ça ne devait pas avoir d’importance. Pendant que je rêvassais, Lélé avait poursuivi son discours :

-… opportunité de prouver votre talent, et que votre coach, Mr. Ludovic, connaît du monde sur Strasbourg. Et après, Strasbourg, ça peut vous ouvrir des porte sur l’Allemagne, sur Metz, Sochaux… ou même sur Nancy.

A ces mots, mon sang ne fit qu’un tour. Est-ce que le président de notre club venait sérieusement d’évoquer la possibilité que les meilleurs d’entre nous jouent un jour à l’ASNL ? S’il y a bien un endroit où je ne m’attendais pas à ce qu’on évoque mon club de cœur, c’est bien ici, sur un terrain boueux de l’autre côté d’un océan.

J’ai toujours été assez discret sur l’équipe que je soutiens. Mais l’ASNL, c’est un club qui me parle. Ça m’évoque un maillot blanc Baliston avec deux bandes rouges et un chardon, les samedis soirs chez ce pote d’enfance qui était abonné aux chaînes sportives, des carrières improbables sur FIFA, les sorties à Picot lorsque les clubs amateurs du coin étaient invités, la clameur de la foule et la joie de voir un ballon faire trembler les filets, des noms comme Bracigliano, Hadji, Gavanon, Puygrenier, André Luiz… le club de notre région, celui par lequel on pouvait espérer être repéré et jouer un jour, si par le plus grand des miracles on devenait pro.

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Jusqu’à l’été précédent, je suivais tous leurs matchs. J’ai d’ailleurs versé quelques larmes le soir de leur descente en Ligue 2 au printemps dernier. Mais ici, avec le décalage horaire, les matchs, qu’ils aient lieu le vendredi, le samedi ou le lundi, tombaient à une heure où j’étais en cours, si bien que j’avais été forcé de m’éloigner de l’équipe, dont les seules nouvelles que j’avais étaient les résultats que je je voyais parfois passer sur Facebook. J’avais d’ailleurs appris récemment qu’ils avaient terminé 4è du championnat, ratant de peu la remontée directe en Ligue 1.

Je n’avais pas entendu la fin du discours, ayant encore été embarqué très loin par ma rêverie, dont je fus sorti par les applaudissements de mes coéquipiers, auxquels je me joignis sans savoir de quoi il était question. Puis chacun récupéra son sac sur le bord du terrain et s’en alla. Je suivis Ludovic, je voulais lui parler. Le discours de Lélé avait réveillé quelque chose en moi. Un vieux rêve auquel je n’avais jamais cru, mais qui semblait subitement devenu accessible.

-Mr Ludovic, je peux vous parler ?
-Bien sûr, qu’est-qu’il y a ?

Je réfléchis à mes mots. Je ne savais pas comment amener ça.

-C’est vrai que vous connaissez des gens sur Strasbourg ?
-C’est plus aussi vrai qu’à l’époque, mais j’ai gardé le contact avec des gens qui connaissent des gens… ce qui fait qu’on peut dire que oui, je connais du monde au Racing.
-Et vous pensez qu’il y aurait moyen que je passe un essai là-bas ?
-Assieds-toi.

dit-il en me désignant les plots cubiques en bois devant l’entrée du stade. L’endroit était animé, les joueurs des différentes équipes sportives s’entraînant au stade se mêlaient aux familles emportant leur dîner à la pizzeria d’en face, tandis que la rue pavée était parcourue d’un flot ininterrompu de voitures quittant Cayenne Downtown.

-Écoute, Je sais pas si tu t’en rends bien compte, mais il y a une sacré différence entre être surclassé en U19 et être pensionnaire d’un centre de formation.
-J’en suis bien conscient, mais je suis prêt à tenter le coup. Je suis sûr que j’ai le niveau pour jouer plus haut.
-Bien sûr que tu as le niveau.
-Dans ce cas, pourquoi la question se pose ?
-Je vais être honnête : tu es trop tendre, trop gentil pour être pro. Tu es très bon, c’est pas ça la question, mais tu n’as pas la mentalité d’un joueur de foot. Tu va te faire manger tout cru si on t’envoie là-bas.
-Comment ça, j’ai pas la mentalité d’un joueur de foot ? Faut être débile et ne pas savoir aligner trois phrases pour être pro ? Qu’est-ce que vous y connaissez, d’abord ?

Il soupira et ferma les yeux quelques secondes, comme pour se replonger dans quelques souvenirs douloureux.

-Tu sais que j’ai été pro au début des années 2000 ? Avec Strasbourg, j’ai joué quelques matchs en Division 2 et 8 minutes en Coupe de l’UEFA. À l’époque, comme tout jeune qui sort d’un centre de formation, je rêvais de jouer en équipe de France, de gagner la Coupe du monde, ce genre de trucs. On nous forme pour être les meilleurs et on nous convainc qu’on l’est. Qu’est-ce que j’étais con.
-Est-ce que c’est être con que de rêver ?
-Tu as le droit de rêver tant que tu es conscient que ça n’arrivera jamais. Mais croire trop fort en tes rêves peut te détruire.
-Et qu’est-ce qu’il s’est passé ?

Il haussa les épaules.

-J’ai pas percé, tout simplement. J’ai été transféré à Lorient sans qu’on me donne vraiment le choix. Le coach me faisait pas confiance, j’y ai pas joué le moindre match en 3 ans, puis mon contrat n’a pas été prolongé. Le problème, c’est que le joueur est une marchandise. Du jour au lendemain, on peut t’envoyer à l’autre bout de la France sans que t’ai ton mot à dire, dans un club qui ne veut pas spécialement de toi. Et ça continue jusqu’à ce que plus aucun club ne veuille te proposer de contrat. Tu te retrouves alors au chômage à cause de choix qui n’étaient pas les tiens. Tu vois, je connais un peu le monde pro, et crois-moi, sans rentrer dans les détails, c’est un monde de salopes. Fais gaffe si un jour tu y rentres. Les méchants sont souvent ceux que tu ne soupçonnes pas, ceux en qui tu crois et qui te font croire qu’ils croient en toi. Et la renommée, c’est seulement pour les meilleurs.

Je restais silencieux quelques instants. Je ne savais rien de son passé,. J’avais entendu beaucoup de choses sur le monde professionnel, mais entendre directement les aveux d’un ancien pro, ça fait quelque chose. Malgré tout, je n’étais pas encore prêt à me laisser refroidir.

-Je veux bien vous croire. N’empêche que devenir footballeur pro, je l’ai toujours vu comme un rêve inaccessible. Mais je pense que pour réaliser un rêve, il faut tout essayer. Alors peu importe si c’est dur ou même si j’échoue, je veux pouvoir dire que j’ai essayé. Si vous m’en donnez la possibilité, croyez-moi, je vais la saisir.

Il semblait pensif. Après un long silence sujet à la réflexion, il lança finalement :

-Je te promets d’y réfléchir. Mais n’espères pas trop non plus.

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Les mois, et même les années sont passées, et Ludovic ne m’a plus jamais reparlé de Strasbourg. J’ai grandi, j’ai mûri, j’ai fini par ré-accepter le fait que je ne deviendrai jamais footballeur professionnel, et j’ai renoncé à ce bref espoir que j’ai eu pendant quelques mois. À mesure que le bac approchait, les études prenaient de plus en plus d’importance. Étudier avait remplacé, un peu malgré moi, le foot dans le rôle du point central de ma vie, et progressivement englouti les bribes d’espérance que je n’avais pu me résoudre à lâcher.

Bien sûr, je continuais de jouer au Sport et d’être talentueux ; après notre victoire en championnat U17 et celle en championnat U19 l’année suivante, j’ai intégré l’effectif senior en même temps que j’effectuais ma rentrée en terminale, à seulement 17 ans. Malgré la hausse du niveau, je parvenais toujours à me rendre meilleur, si bien que j’étais à peine moins prolifique en Promotion d’honneur que dans les catégories de jeunes. La fin de saison approchait, et nous étions sur le point de valider notre montée en Division d’honneur. Avec 23 buts en 18 matchs, j’étais en tête du classement des buteurs, et il m’arrivait même d’entendre ici et là des rumeurs sur un transfert au Geldar de Kourou ou à l’US Matoury. C’était flatteur, mais je savais qu’il n’en serait rien ; je savais déjà que je quitterai la Guyane après le bac.

Pourtant, depuis le temps, j’avais développé une grande sympathie pour ce territoire français en Amazonie, pour ses couleurs, sa nature, ses surprises… et pour Céleste. Depuis le temps, nous étions toujours ensemble, et j’étais le premier étonné d’avoir réussi à maintenir pendant deux ans et demi une relation amoureuse. Nous étions très différents, elle se montrait rarement sur le bord des terrains de foot, tout comme je n’allais pas souvent aux concerts de son groupe de rock/reggae. Mais il y avait entre nous ce quelque chose que rien ne peut expliquer et qu’on appelle l’amour. Le week-end me paraissait toujours trop long, et j’attendais impatiemment le lundi matin, qu’elle vienne s’asseoir à côté de moi en physique-chimie, qu’on se partage le même manuel en SVT, que l’on réfléchisse épaule contre épaule à un problème en maths, que je lui serve de bouclier contre la clim’ en espagnol, qu’on apprenne l’histoire du Moyen-Orient en histoire-géo, qu’on se grimpe dessus en acrosport, qu’on passe nos pauses déjeuner ensemble, entre le CDI et la cantine.

C’est avec elle que je me trouvais ce mercredi midi. Sortant du cours d’anglais, nous avons prolongé le débat que nous y avions eu sur le Canada, elle disant qu’il y faisait trop froid, moi que je pense que m’y plairais bien. Déjà, la clameur du marché se faisait entendre, tandis que se dessinait le sommet des halles au-dessus des bâtiments du centre-ville. À mesure que nous approchions, nous rencontrions de plus en plus de monde, jusqu’à finalement déboucher sur la place du marché.

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Devant nous, des dizaines de stands, souvent une simple planche recouverte d’épices et de fruits colorés aux noms exotiques soutenue par des tréteaux et recouverte d’une bâche, entouraient un grand hangar en tôle rouillée, les halles du marché couvert. La foule fourmillait entre les allées étroites, autant de mamas venues faire leur marché que de touristes curieux, reconnaissables à leur tenue chapeau-t-shirt-short-sandales, à leurs lunettes de soleil et leur sac à dos. Les vendeurs étaient tout autant de Hmongs venus de Cacao aux premières heures du jour que de Créoles pressant les visiteurs de venir écouler leur stock. À l’angle de la rue, devant un libre-service, des Brésiliens regardaient tout ce cirque en buvant leur bière assis sur leur scooter, tandis qu’à quelques mètres d’eux, un steel band se faisait entendre malgré la cacophonie.

Nous avons pénétré dans les halles, où les fruits avaient laissé la place aux tissus et aux bouteilles de rhum. Les murs étaient occupés par un tas de petites échoppes de restauration sur le pouce, notamment des soupes asiatiques. Nous nous sommes installés sur les deux derniers tabourets libres du premier comptoir sur la droite, au Binh Dan Quan . Victime de son succès, l’endroit affichait complet, mais cela n’empêcha pas le patron, Nicolas, un vietnamien installé en Guyane de longue date, de venir nous saluer et prendre notre commande :

-Salut, chef. Comme d’habitude ? Une grande soupe mélangée et un jus de maracudja ?
-Comme d’habitude, pour moi et pour madame. Et tu peux ajouter des nems avec, s’il te plaît ?

La commande partit en cuisine, si tant est qu’on puisse appeler cela une cuisine. C’était juste une plaque de cuisson coincée dans un coin, entre un mur, un réfrigérateur et l’extrémité du comptoir. On pouvait voir en direct la femme de Nicolas préparer notre soupe. Tandis que nous nous rafraîchissions avec notre verre de maracudjas, la conversation dévia sur notre avenir :

-C’est quand déjà la première phase d’admission post-bac ?
-Je sais plus. Dans 15 jours, peut-être ? Quelque chose dans ces eaux-là, début juin.
-Je repensais à ta liste. Je te vois tellement pas faire de l’informatique. Je sais pas, t’as pas le profil du geek qui passe ses journées devant son ordinateur.
-Ouais, mais en vrai, je m’en fous de ce que je vais faire après le bac. T’as bien vu, j’ai mis que les DUT informatique de Lorraine, et le reste, c’est des trucs qui n’ont rien à voir. Si l’informatique me branche pas, je trouverai bien autre chose à faire.
-Je t’avoue que ça m’échappe un peu. Pourquoi tu veux pas rester en Guyane ?
-Parce que je veux rentrer chez moi. J’y suis revenu seulement deux fois en trois ans. Ma maison, mes potes, l’hiver me manquent. Il est temps que je rentre à la maison.
-Mais tu veux partir juste pour ça, ou parce que t’es lassé de la Guyane, ou quelque chose comme ça ?
-Un peu des deux, j’imagine. Aussi fort aime-t-on un endroit qu’un jour où l’autre, le besoin de rentrer se fait ressentir. Qui plus est, la Guyane n’est pas réputée pour la qualité de ses formations universitaires.
-Et ça te fait rien de partir comme ça, après avoir passé trois ans ici ?

J’y réfléchissais. Bien sûr que ça me faisait quelque chose. Une sorte de pincement au cœur propre à ce qu’on ressent quand on quitte un endroit où on a vécu. Il est vrai que ces dernières semaines avaient un peu des allures de fin d’aventure. Je savais que c’était l’une des dernières fois que je passais dans cette rue, que je marchais sur ce sentier, que je regardais ce coucher de soleil sur les roches face à la mer, que je ressentais cette plénitude en me baladant seul sur la plage au lever du jour, que je voyais une fusée s’élever dans le ciel en dégustant une noix de coco ramassée quelques instants plus tôt, et que bientôt, tout cela ne seraient que souvenirs de jeunesse. En réalité, ça m’attristait un peu de penser que je n’allais rien laisser à la Guyane, que ces trois ans n’auront finalement été qu’une anecdote à l’échelle d’une vie.

-T’inquiètes pas, je reviendrai te voir de temps en temps. Après tout, mes parents ont décidé de rester ici, donc je reviendrai sans doute 2-3 fois l’année.
-D’ailleurs, ils vont bien, tes parents ?
-Ils me saoulent. Ils sont convaincus que j’aurai pas mon bac.
-A cause des maths ?

J’acquiesçais.

-Ils me font prendre des cours particuliers avec Hergault depuis 3 mois, mais ça change rien. Et j’ai l’impression qu’ils savent pas que j’ai d’autres matières.
-Peut-être qu’ils ont peur de te voir partir… Mais bon, si ça te dit, mes parents sont pas là cet après-midi. Tu veux pas venir chez moi pour ‘’réviser’’ ?

dit-elle d’un air entendu.

-Non, je peux pas, j’ai entraînement. Par contre, demain après-midi, si ça t’intéresses, vu qu’on a pas cours et que mes parents seront au boulot…

Elle me lança un clin d’œil plein de malice en guise de réponse, tandis que Nicolas arriva avec deux bols en plastique cernés de motifs asiatiques dont il se dégageait un délicieux fumet.

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-Au fait, Nolan, félicitations pour ta sélection.

J’avais déjà une fourchette de nouilles à moitié dans la bouche, aussi mon air étonné n’a dû en paraître que plus comique. J’avalais péniblement pour lui demander :

-Quelle sélection ? De quoi tu me parles ?
-Ta sélection avec la Guyane. Attend…

Il revint quelques secondes plus tard avec un exemplaire du France-Guyane du jour même, ouvert aux pages des sports. Il passa rapidement sur les 5 pages de paris hippiques pour parvenir à celle traitant de football, où il me désigna un paragraphe encadré titré « La sélection dévoilée ». Je le lus à voix haute :

Jaïr Karam a dévoilé hier après-midi la liste des 23 joueurs retenus pour affronter les Bermudes et la République Dominicaine pour le 2è tour des éliminatoires de la Coupe caribéenne des nations. Un groupe qui ne compte qu’une seule surprise notable avec la sélection du jeune attaquant de 18 ans du Sport Guyanais, meilleur buteur de Promotion d’honneur…

Je relevais à la tête sans parvenir à croire aux deux derniers mots du texte.

…Nolan Beauregard !

Je relus la dernière phrase plusieurs fois pour bien me convaincre que c’était bien mon nom qui était écrit sur le papier vanant. Je ne remarquais même pas que Céleste, après avoir poussé un grand cri de joie, s’était précipitée pour me serrer dans ses bras. Il m’est passé beaucoup de choses par la tête à cet instant précis. Est-ce que je ne devrais pas être Guyanais pour jouer en équipe de Guyane ? Pourquoi je n’ai pas été prévenu avant ? Pourquoi moi et pas un joueur de DH ? Est-ce que c’est une erreur ? Une blague ? Mais surtout, j’étais fier. Moi, l’attaquant de Saint-Guichon, sélectionné dans une équipe nationale A. Ce truc de dingue.

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Durant les heures suivantes, je n’ai pas réussi à penser à autre chose qu’à cette nouvelle, saisi d’une douce euphorie. Sitôt de retour à la résidence, j’ai immédiatement ouvert la boîte aux lettres, dans laquelle j’ai trouvé une enveloppe à mon nom frappée du logo de la Ligue de Guyane. C’était donc vrai ! Je l’ai ouverte en grimpant les marches menant à l’appartement. À l’intérieur, une unique feuille de papier contenant quelques lignes me priant de me présenter le 28 mai à l’hôtel Royal Amazonia. J’exultais.

Je sortis sur la terrasse, le visage barré d’un grand sourire, le regard tourné vers l’horizon, songeant que décidément, j’adorais ce pays.

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C’est bien écrit, on se projette dans le récit. Hâte de connaître la suite

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Je viens de tout lire. C’est superbement bien écrit j’ai pas vu le temps passer quand je t’ai lu. Hâte voir te lire à nouveau

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Je viens aussi de tout lire. Au début j’étais pas sur d’accrocher, mais au bout de quelques lignes, quand j’ai vu le mot “Meurthe”, je me suis dit “ça doit être de par chez moi, je suis curieux, je vais lire un peu plus”. Et au final j’ai tout lu même si pour l’instant la Lorraine n’est plus au menu.

Super histoire dans tous les cas, super bien rédigé. Quand on commence à s’y mettre, on ne s’arrête plus :heart_eyes:

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