Avec ses vestiaires miteux et son terrain boueux, le stade Maurice-Lavache est le cliché parfait du petit stade de campagne, posé à la périphérie du village de Saint-Guichon-sur-Meurthe, entre une voie ferrée et un champ de patates parfois en meilleur état que la pelouse. Le genre d’endroits où on aime humer l’air frais, l’odeur d’une pelouse en désordre fraîchement tondue, avec parfois un doux parfum de bouse de vache dans le fond de l’air. Le genre d’endroits où j’ai joué des centaines de fois ; j’ai arrêté de compter depuis le temps que je fréquente les terrains du même genre aux quatre coins de la Meurthe-et-Moselle.
C’est ici qu’a commencé mon histoire avec le foot. C’est sur ce terrain que j’ai pour la première fois tapé dans un ballon. Je suis passé par toutes les catégories de jeunes du club local, jusqu’à me retrouver aujourd’hui en U15. Des buts, j’en ai inscrit plus qu’un curé ne pourrait en bénir. Ce terrain, j’en connais tous les détails, les moindres faux rebonds et irrégularités.
Aujourd’hui est un samedi après-midi ordinaire de la fin de l’hiver. En ce mois de mars 2013, la neige qui tombait jusqu’à il y a peu s’est transformée en une pluie froide lancée par des nuages gris foncés menaçants. Mais peu importe qu’il vente ou qu’il neige (de toute façon, il n’y a jamais de soleil dans ce coin de France), je ne connais personne dans l’équipe qui renoncerait au match du samedi après-midi à cause de la météo.
Luttant contre les éléments, je m’engouffrais dans les vestiaires et j’allais m’asseoir à ma place habituelle après avoir salué mes coéquipiers déjà présents. Sitôt tout le monde arrivé, Patrick, le coach, se lança dans l’énumération des titulaires tandis que nous nous saisissions des tenues entassées par terre au milieu de la pièce. Je me saisis du maillot n°9, et comme à chaque fois, je le tins devant moi pour le contempler quelques secondes. Il est chouette, ce maillot rayé jaune et noir qui sent bon la sueur et les souvenirs, et dont le sponsor est la boulangerie du village.
Sitôt prêts, on est sortis s’échauffer. L’échauffement, c’est avant tout le moment où on jauge le niveau de nos adversaires. Chaque équipe d’un côté d’un terrain, on les observe faire leurs exercices d’un œil méfiant, on essaye de voir qui est chaud et qui est nul, on surveille de près le niveau de leur gardien, et on sait qu’ils en font de même. Le match, il commence à ce moment là ; si on réussit à impressionner l’adversaire dès l’échauffement, on a l’avantage psychologique. Notre adversaire du jour, c’est Saint-Clampin. Et dans leurs maillots verts, ils ne me font pas une grande première impression. Eux, c’est sûr qu’on va les battre.
Après la vérification des licences par un arbitre qui fermera de toute façon les yeux sur une éventuelle entorse au règlement, c’est le protocole d’avant match. L’entrée sur le terrain qu’on a déjà bien amoché en s’échauffant, et la poignée de main. Je regarde mes adversaires droits dans les yeux d’un air de défi, histoire de leur faire comprendre qu’on n’est pas là pour cueillir des pommes, tout en leur donnant une poignée de main bien ferme. Je veux qu’ils sachent à qui ils ont affaire, qu’ils me, qu’ils nous craignent dès le coup d’envoi.
Pas beaucoup d’ambiance aujourd’hui. Le public – quand public il y a – se constitue essentiellement de quelques parents de joueurs appuyés sur la main courante, les mêmes dans les voitures de qui on s’entasse lorsqu’ils se portent volontaires un samedi sur deux pour nous emmener en déplacement à l’autre bout du département, et parfois de quelques ivrognes du village qu’on voit souvent traîner autour du stade avec le survet’ du club sur les épaules, sans trop savoir s’ils sont apparentés au club ou non. Aujourd’hui, la pluie avait dissuadé même les plus courageux.
Les deux équipes se placent, puis vient ce moment, ces quelques instants où tout le monde attend le premier coup de sifflet de l’arbitre, celui qui va instantanément relâcher la pression en train de monter. Qu’elles sont longues, ces quelques secondes. Enfin l’arbitre siffle, et nos adversaires donnent le coup d’envoi. Aligné à la pointe de l’attaque, je m’élance aussitôt vers le terrain adverse pour faire le pressing.
Le premier but n’a pas tardé à arriver. Recevant la balle à 30 mètres, j’élimine un, deux adversaires. J’avance, petit pont sur le troisième, une-deux avec Arnaud, je crochète le gardien, je marque dans le but vide. Des buts comme ça, j’en mets tous les week-ends, si bien que je ne prends même plus la peine de les célébrer. Pourtant, le plaisir de marquer est toujours intact.
Je me suis très vite tourné, presque naturellement en fait, vers le poste d’attaquant. Au départ, ça partait tout simplement du fait que j’avais l’habitude de faire des tirs à papa pour l’entraîner, lui qui était gardien des vétérans quand j’étais petit. Puis à force de jouer attaquant en club, de prendre de l’assurance et de peaufiner ma finition, j’ai découvert qu’il n’y a rien de plus vivifiant, de plus excitant que cette montée d’adrénaline qu’on ressent quand on voit le ballon entrer dans le but et frapper les filets. Pendant quelques secondes, on se sent le roi du monde, puis on redescend sur Terre et on se souvient qu’on vient juste de marquer un vieux but dans un match de 3è division de district U15.
Mais la joie fut de courte durée. Une dizaine de minutes plus tard, Saint-Clampin égalisa. On est aussitôt repartis à l’attaque, sans parvenir à trouver la faille.
C’est un match engagé. Comme tous les week-ends, en fait. Ici, à la campagne, on joue au foot avec le cœur, la hargne et l’envie. Le classement, on s’en fout pas mal, on n’est pas là pour les statistiques, on prend juste les matchs comme ils viennent. Ce football, c’est celui des tacles rudes non sanctionnés et des ratés improbables. Il ne faut pas avoir peur de salir son maillot, de se retrouver mis à terre. Les plus faibles craquent et perdent leurs nerfs. Les habitués, comme moi, n’en ont plus rien à foutre d’être victimes d’un tacle assassin. On ne dit rien sur le moment, mais on finit toujours par se venger, d’une façon ou d’une autre, en marquant, ou si on n’y arrive pas, en rendant son tacle à notre agresseur, quitte à prendre un carton.
La mi-temps approchait lorsque, débordant côté droit, je mis deux défenseurs dans le vent. Je slalomais entre deux autres pour entrer dans la surface et servir Julien en retrait, lequel se fit un plaisir de crucifier le gardien de près. 2-1. Donner un but, c’est quelque chose qui me satisfait presque autant que de marquer. Ça montre qu’on est une équipe, que je ne suis pas seul à pouvoir marquer, et ça fait plaisir de faire plaisir à mes potes. À la mi-temps, nous avions donc l’avantage.
La reprise fut compliquée. C’est quelque chose qui nous arrive souvent : la pause coupe notre rythme, et on recommence le match totalement amorphes. Dans les buts, Bastien résista tant bien que mal à la domination adverse qui en découla, réalisant deux parades salvatrices, mais il ne put rien faire sur une frappa déviée qui le prit à contre-pied. Mince, ils lâchent rien, les bougres.
Le mot qui décrirait le mieux la suite du match, c’est une bataille. Plus aucune équipe ne voulait lâcher, la balle était prisonnière du milieu de terrain, où tout le monde se battait pour garder la possession, sur une pelouse en train de devenir une flaque de boue géante. Il y a eu quelques timides tentatives des deux côtés, mais rien de suffisant.
Il restait peut-être 5 minutes à jouer lorsque je parvins à récupérer la balle dans le rond central. Les défenseurs adverses étaient montés pour tenter d’amener le surnombre sur un coup-franc, j’avais un boulevard devant moi. M’emmenant tant bien que mal le ballon dans la boue, je me mis à courir aussi vite que je le pus, distançant sans problème les quelques uns qui s’étaient lancés à ma poursuite. Plein axe à 25 mètres, je pris de vitesse le dernier défenseur, et de l’entrée de la surface, j’envoyais une patate dans la lucarne opposée. Je serrais le poing d’un air satisfait, même si en vrai, j’étais euphorique. Tous mes coéquipiers sont venus se jeter sur moi. Ce but, c’était sans doute celui de la victoire.
Les dernières minutes furent tendues. Les contacts se faisaient plus violents à mesure que nous devions défendre plus ardemment notre buts face aux attaques adverses se faisant plus pressantes. Manu concéda un coup-franc à l’entrée de la surface. Les esprits s’échauffèrent, un petit groupe se forma, prêt à en venir aux mains sans l’intervention de l’arbitre. Dans la cohue, je bousculais un adversaire, ce qui fit repartir l’échauffourée.
-Vas-y, vas-y, qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que tu veux, espèce de péquenot ?
-Eh, je te rappelle le score ?
-Tocard, va !
J’adore tellement échauffer les esprits dans ce genre de situations. Ouais, j’ai l’air d’un petit con arrogant, mais c’est le jeu.
Le coup-franc fut dévié en corner par Bastien. On jouait les dernières secondes, tous leurs joueurs étaient montés et la tension était à son comble. Cette action pouvait faire basculer le match. Je restais à l’entrée de la surface, prêt à partir en contre. Le corner fut botté, dégagé par une tête, et me revint dessus.
Sentant un adversaire arriver dans mon dos, je levais la balle pour l’éliminer d’un coup du sombrero aveugle et me remettre dans le sens du but. Devant moi, une autoroute. Je fonçais vers le centre du terrain. Le gardien, qui se tenait dans le rond central, commença à reculer. J’avais déjà distancé les défenseurs, c’était entre lui et moi, maintenant. Arrivé à 10 mètres de lui, je frappais la balle de l’extérieur du pied, comme pour faire une passe en profondeur, et je partis de l’autre côté pour l’éliminer d’un grand pont sur 20 mètres. Le pauvre gardien, déstabilisé en voyant le ballon partir à sa droite et moi à sa gauche, tomba à la renverse. Je le dépassais sans lui jeter un coup d’œil. Maintenant, c’est 50 mètres de bonheur. Je récupérais la balle et fonçais vers la cage vide, dans laquelle je m’en allais tranquillement marquer. 4-2, l’arbitre siffla directement la fin du match.
Dans les vestiaires, l’ambiance était à la fête. Après un chaleureux cri de guerre, nous en étions à refaire le match.
-Vas-y, on a eu chaud, aujourd’hui.
-Tu l’as dis ! Mais on gagne toujours, de toute façon.
-Ouais… heureusement qu’on a Nolan.
-C’est clair, on est invincible avec toi.
-Quand même, t’es vachement chaud. Comment ça se fait que tu sois pas au centre de formation de Nancy ?
-Arrête, je suis pas si bon que ça. On joue dans un vieux championnat de district U15. Tu peux comparer aucun joueur de notre équipe aux mecs de Nancy.
-Tu pourrais jouer dans largement mieux qu’ici.
-Ouais, mais ça m’intéresse pas vraiment. Je rêve d’être pro, mais je sais que ça m’arrivera pas ici, dans un petit club de campagne, et que de toute façon, le niveau est trop élevé. Donc autant que je reste ici.
-En vrai, j’suis sûr que tu peux percer.
-Ouais ! Tu vas dans un championnat pas connu, tu perces là-bas, tu signes dans un grand club, et voilà !
-Mais oui, et t’inquiètes, je penserai à vous le jour où je marquerai en finale de la Coupe du monde.
C’est la tradition : une fois qu’on a assez sali nos maillots, peu importe le score final, on refait le monde et le match à la buvette, parfois avec nos adversaires, autour d’un chocolat chaud – d’une bière pour les dirigeants. D’ailleurs, le gars avec qui je m’étais frité quelques minutes plus tôt était là. Il était plus grand que moi, ça aurait dû m’intimider. Mais j’avais le résultat avec moi.
-Sans rancune pour tout à l’heure ?
-Sans rancune, c’est le jeu, j’aurais fait pareil à ta place. Bien joué, au fait.
C’est pour ça que j’aime ce football : l’ambiance est bon enfant, personne ne se déteste, ce qu’il se passe sur le terrain y reste.
Après avoir fini ma boisson et salué tout le monde, je me suis mis en route vers la maison.
Pour le moment, voilà donc qui je suis : un adolescent ordinaire qui joue dans l’équipe de son village et qui cherche à devenir quelqu’un, sans avoir la moindre idée du destin qui l’attend. Je n’ai pas grand espoir de faire quelque chose de grand de ma vie ; quand on grandit dans une famille modeste et qu’on a passé sa vie dans le trou du cul du monde, les possibilités sont très limitées. Ma vie, c’est celle de n’importe quel collégien de France : de la merde. Je me lève chaque matin à 5h30 pour aller attendre à l’arrêt de bus du village qu’un car bondé d’ados endormis m’emmène au collège. J’y passe ma journée, je reviens épuisé le soir, à l’heure du dîner, avec l’impression de n’avoir rien appris et d’avoir perdu mon temps.
Je veux décrocher les étoiles, j’ai des rêves, mais je sais qu’ils ne se réaliseront jamais, la faute à pas de chance, au fait d’être né au milieu de nulle part. Élève moyen moins, pas promis à un grand avenir. Pas vraiment de petite amie. Un enfer dont le football est une échappatoire.
Pourtant, je ne le savais pas encore, mais ma vie était sur le point de changer. Je l’ai compris peu de temps après avoir entendu la première phrase de mes parents, qui m’attendaient dans le salon à mon retour :
-Nolan, faut qu’on parle.