PRÉAMBULE
Sotchi ! En ce début de mois de juin, la ville est très belle, et encore accessible avant l’arrivée massive de touristes aussi fortunés que désagréables. Le Russe qui a fait fortune sur les ruines de l’URSS a maintenant une cinquantaine d’années minimum, mais se promène toujours avec un mannequin sorti tout droit d’un James Bond au bras. Parfois, il se promène avec un éphèbe imberbe, bâti comme un dieu grec. Signe des temps.
Mais cessons de colporter des racontars et de jouer de l’amalgame facile, même s’il n’y a jamais de fumée sans feu.
Paisiblement installé sur ma terrasse, avec vue sur la mer Noire, en train de siroter une Baltika bien fraîche, pendant que madame se trempe les lèvres dans sa coupe de Dom Perignon, le téléphone sonne. Nos regards se croisent : mais qui peut bien nous appeler sur le téléphone fixe de l’appartement ?
« Oui, allo.
- Mon cher Beaubien ! Quel plaisir de vous savoir Ă Sotchi !"
Wladimir Poutine !
« Président ! Comment avez-vous su ?
- Vous savez que j’ai des oreilles partout voyons. Vous savez que nous nous sommes appropriés le projet Star Wars de Ronald Reagan et que j’ai des yeux qui épient la planète entière. Puis, pour être bien honnête, je vous ai vu monté dans l’ascenseur ce matin."
Monsieur Poutine, ravi de sa blague, rit de bon cœur. Je dois avouer que moi aussi je ris. Pour ne pas le contrarier ou parce qu’elle est vraiment bonne ? Je ne sais pas, avec Monsieur le président, je ne me pose pas trop de questions en général.
- Je voulais vous inviter à dîner dans mon penthouse. Je ne suis que quelques étages au-dessus de vous. Je peux compter sur vous et votre charmante épouse vers 19h ?
- Bien entendu Monsieur le président, ce sera un plaisir de vous revoir.
- C’est la providence qui vous envoie. À ce soir."
Il a raccroché. La providence ? De quoi s’agit-il encore ? À chaque fois que je croise Monsieur Poutine, on dirait qu’il m’attendait.
Le soir venu, nous montons, habillés comme pour aller au bal, robe de soirée pour madame, smoking pour moi, chez Monsieur Poutine, qui occupe tout le sommet de la luxueuse tour. À peine la porte de l’ascenseur s’ouvre-t-elle que le comité d’accueil se lève, la main serrée sur la crosse du Beretta qui déforme leur veston.
La formalité des papiers remplies, les barbouzes s’effacent et nous laissent avancer vers la lourde porte qui sépare le vestibule des appartements du Tsar. Nous sommes accueillis tel des princes par notre hôte, vêtu de son éternel costume noir, et par une très séduisante jeune femme que le président nous présente comme Alina. Je feins l’innocence, mais j’avais eu vent de sa relation avec la célèbre gymnaste Alina Kabaeva. Monsieur Poutine rentre dans le rang : il fait comme tous les Russes qui ont réussi : il se pavane au bras d’une jeune naïade à damner un ange impuissant.
Comme de coutume, nous avons mangé comme des rois : caviar Beluga Impérial, gibier chassé par notre hôte en personne, grands vins français… Le tout servi en français en plus, par un cuisinier de l’Hexagone qui a préféré conserver l’anonymat.
Une fois repus, les femmes sont restées à l’intérieur parler chiffons et nous nous sommes retrouvés sur la terrasse, sans garde du corps, juste entre quatre-z-yeux.
« Mark, c’est la providence qui vous envoie !
- Ha oui ? J’en suis ravi alors.
- J’ai un ami très proche qui cherche un coach pour relever son club, qui vient de descendre de Premier League. Et vous êtes en sabbatique il me semble, non ?
- Euh oui.
- Vous aimez l’appartement que je vous ai cédé il y a trois ans ? Et vous profitez bien de votre citoyenneté russe que je vous ai octroyée, n’est-ce pas ?
- Euh oui Monsieur le président. Je vous en sais gré d’ailleurs.
- Je ne vous ai rien repris après votre échec quasi instantané, ce n’est pas mon genre, mais en même temps je vous considère toujours redevable d’un service envers moi. »
Le silence s’est installé. J’avale péniblement ma salive.
« Donc, Monsieur Beaubien, vous terminerez sereinement vos vacances à Sotchi puis rejoindrez Moscou pour faire remonter le Dinamo en Premier League dès cette année. Votre tâche ne s’arrête pas là , je veux que l’équipe reprenne sa place parmi les grands clubs russes.
Devant mon silence, il continue :
- Vous vous demandez ce qui est arrivé à votre prédécesseur, Yuriy Kalitvintsev ? Il a été muté à Norilsk, en Sibérie, pour encourager la jeunesse à jouer au Football. Vous connaissez Norilsk ? Non ? J’espère pour vous que vous n’aurez pas à y aller pour aider Yuriy dans sa tâche, ce qui pourrait très bien arriver. Je suis bon, mon cher Beaubien, mais pas poire. Vous deviez savoir qu’un jour ou l’autre j’aurais quelque chose à vous demander. Ce jour, c’est aujourd’hui. Maintenant, venez, nos femmes vont s’impatienter, puis il est temps d’annoncer la bonne nouvelle à votre charmante épouse et de sabrer le champagne.
+++
Norilsk. La ville de plus de 100.000 habitants la plus au nord et la plus froide du Monde. Au-delà du cercle polaire arctique. Ancien goulag, ville la plus polluée du Monde, où la rivière est rouge pollution. Sapristi, je n’ai pas envie de finir là -bas.
Mon épouse sort de la salle de bain, les cheveux encore humides. Elle me fusille du regard, elle est furieuse, même si elle a tant bien que mal caché sa rage chez notre hôte.
« Mais qu’est-ce qu’on va aller foutre à Moscou ! Tu sais que je déteste cette ville. Qu’est-ce qui t’a pris d’accepter ? Tu es fou ! Moscou ! Moscou !! Et pour un salaire de crève-faim en plus ! Mais tu es tombé sur la tête !
- Chuttt. Les murs ont des oreilles ici. Tu te doutes bien que je n’avais pas le choix. Tu sais que Monsieur Poutine a le bras long. Tu sais qu’il ne m’en a jamais voulu pour ma démission du Spartak de Moscou il y a trois ans alors que je venais d’entrer en fonction. Puis, regarde cet appartement, quelle merveille ! Tu crois que c’est gratuit tout ça ? Je l’ai cru, naïvement, moi aussi. »
Elle s’assied, l’air dépité. Allez vivre à Moscou, avec un salaire qui ne correspond pas du tout à notre style de vie, loin de notre Canada…
J’ai revu Monsieur Poutine avant son départ, le lendemain. Il voulait me dire que nous nous reverrons dans un an, ici, à Sotchi. Entre temps, pas de contact, notre amitié dépendrait de mes résultats. Il me dit aussi que mes avoirs avaient été gelés partout sur la planète, que je ne toucherais qu’un tiers de mon salaire dans un premier temps, les deux-tiers restants seraient versés à mon épouse au Canada ou ailleurs. J’allais donc vivre seul à Moscou avec 1500 € bruts par mois, ce ne sera pas drôle, même si cela reste légèrement supérieur au salaire moyen de la ville. Je serais surveillé toute l’année, pour être certain que je ne mène pas grande vie. Mon passeport fut aussi confisqué. Bref, j’étais totalement à sa merci. Heureusement, mon épouse pourrait rentrer au pays, et revenir quand elle le désirerait aux frais du président. Mais viendra-t-elle dans mon petit appartement des quartiers populaires moscovites, elle qui a été habituée aux palaces et au luxe ?
« Mon amitié se mérite, mon cher Beaubien. Prouvez-moi que vous la méritez et tout redeviendra comme avant, pour toujours et à jamais ! »
Me voilĂ dans de beaux draps.