Chapitre 11 âLâhiver des doutesâ
Lâautomne avait recouvert Polkowice de brume.
Le vent passait entre les tribunes comme une plainte, les arbres du parc perdaient leurs feuilles une Ă une.
Et sur le terrain, tout semblait devenir plus difficile, plus lourd.
La magie du dĂ©but de saison sâĂ©tait envolĂ©e.
La blessure
Tout a commencé un mardi matin.
Un simple entraßnement, une séance de possession comme on en fait cent.
Karmelita, mon milieu de terrain, lâun des plus rĂ©guliers depuis deux ans, sâest effondrĂ© sans contact, la main sur la hanche.
Le silence est tombĂ© dâun coup.
On a dâabord cru Ă un claquage, une gĂȘne.
Mais quand le kinĂ© est arrivĂ© en courant, son regard mâa tout de suite glacĂ©.
Quelques examens plus tard, le verdict est tombé :
fracture de la tĂȘte fĂ©morale, blessure Ă la hanche, indisponibilitĂ© entre quatre et six mois.
Je lâai vu, allongĂ© sur la table de soins, les yeux perdus dans le plafond.
Il mâa juste murmurĂ© :
âLudo, je voulais pas⊠je voulais pas que ça sâarrĂȘte comme ça.â
Jâai posĂ© ma main sur son Ă©paule.
âCe nâest pas fini, Rafal. Tu reviendras. Et quand tu reviendras, tu seras encore plus fort.â
Mais en sortant du vestiaire, jâai senti ce vide dans le ventre, ce goĂ»t mĂ©tallique que seul un entraĂźneur connaĂźt quand il perd un de ses piliers.
Le cĆur du milieu de terrain venait de sâĂ©teindre.
La spirale
Les semaines suivantes ont été cruelles.
Sans Karmelita pour organiser, Ă©quilibrer, temporiser, tout semblait sâeffriter.
Quatre dĂ©faites, un match gagnĂ© Ă lâarrachĂ©e, quatre nuls frustrants.
Les points sâĂ©vaporaient.
Les visages se fermaient.
Et la fatigue sâinstallait.
Les supporters, eux, commençaient à gronder.
Les banderoles devenaient moins hostiles mais plus exigeantes :
âLe maintien, pas les excuses.â
On était passés de la 9ᔠà la 14ᔠplace.
Toujours hors de danger, mais à portée de la zone rouge.
La marge fondait comme neige sous la pluie silésienne.
Le soir de la Puchar Polski
Le calendrier ne nous a pas aidés.
Premier tour de la Puchar Polski, contre Piast Gliwice, club dâEkstraklasa.
Deux divisions dâĂ©cart, mais un rĂȘve Ă portĂ©e de crampons.
Le stade affichait 1 665 spectateurs, un record pour la saison.
Les lumiĂšres du soir donnaient Ă lâair cette teinte bleutĂ©e, presque Ă©lectrique.
Mes gars Ă©taient tendus, mais prĂȘts.
Pendant quatre-vingt-dix minutes, on a tenu.
Un match hĂ©roĂŻque : un but refusĂ©, deux parades miraculeuses de Marcin, des tacles rageurs, et Ortiz qui a touchĂ© la barre Ă la 88á”.
1-1
Prolongation.
But pour Piast Ă la 95iĂšme et but de Ortiz Ă la 103.
Puis les tirs au but.
Je revois encore Jan, notre milieu dĂ©fensif, sâavancer en dernier.
Un pas, deux pas, frappe croisĂ©e⊠arrĂȘtĂ©e.
Les joueurs de Piast exultaient, les nĂŽtres sâeffondraient.
Jâai levĂ© les yeux vers les tribunes : malgrĂ© la dĂ©faite, tout le stade sâest levĂ© pour applaudir.
Un moment suspendu.
Une défaite qui ressemblait à une victoire.
Mais dans le vestiaire, câĂ©tait le silence.
Personne ne parlait.
Juste le gout amer de âpresqueâ.
Ortiz, la disette et la délivrance
Parmi ceux que cette période a le plus marqués, il y avait Ortiz.
ArrivĂ© comme notre recrue phare, le Colombien nâavait plus marquĂ© depuis prĂšs de dix matchs.
Chaque frappe manquée, chaque regard de travers du public le rongeait un peu plus.
Il doutait, il se fermait, il sâĂ©loignait.
Un soir, aprĂšs une sĂ©ance, je lâai rattrapĂ© alors quâil quittait le terrain, la capuche sur la tĂȘte.
âMateo,â je lui ai dit doucement, âtu nâas rien perdu. Le but viendra. Mais dâabord, retrouve le sourire.â
Il a levé les yeux vers moi, humides.
âCoach⊠ici, je sens que je déçois tout le monde.â
âNon,â ai-je rĂ©pondu. âTu te bats. Et ça, Polkowice finit toujours par le respecter.â
Deux semaines plus tard, à domicile contre Odra Opole, il a enfin marqué.
Un tir limpide, premier poteau, comme une libération.
Puis, au match suivant, un deuxiÚme but, sur une contre-attaque éclair.
Il a couru vers moi, poing serré, hurlant dans la pluie :
âLudo ! Dla ciebie!â (âPour toi !â)
Le vestiaire a explosé.
Et ce soir-lĂ , dans la brume de SilĂ©sie, jâai cru voir revenir un peu de lumiĂšre.
Lâhiver des promesses
Malgré les blessures, les défaites, les doutes, quelque chose tenait encore debout.
Lâesprit du groupe.
Ce ciment invisible quâaucune statistique ne mesure.
On nâĂ©tait plus les surprises dâhier, ni les hĂ©ros de la montĂ©e.
Mais on était toujours là .
Et parfois, câest tout ce qui compte.
Dans mon carnet, ce soir-lĂ , jâai Ă©crit :
âGarder le cap. Soigner Karmelita. ProtĂ©ger Ortiz. Et continuer Ă croire que Polkowice nâa pas encore dit son dernier mot.â
Parce que dans ce coin oubliĂ© de Pologne, mĂȘme les mines les plus profondes finissent toujours par retrouver la lumiĂšre.